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L’été de l’exilé en France

dimanche 10 novembre 2019, par François Journet

La chronique précédente questionnait cette « temporalité du demandeur d’asile » [1], faite d’échéances redoutables et attendues dans un délai a priori imminent mais incertain. Un temps contraignant le suivi « psy » (ou médical) du demandeur d’asile, sans doute, mais qui en pratique n’interdit pas, pour peu que l’on considère les difficultés, un soin dans la durée, comme le démontrent ces patients, qui, dans nos campagnes franchissent monts et vallées pour venir en consultation. Ce faisant, ils valident l’atteinte d’un objectif thérapeutique qu’on suppose central : construire, au travers d’une relation humaine, un cadre de référence fiable, fond pour l’instauration d’une confiance, une « reliance à l’humanité », pour qui a vu exploser ses cadres d’affiliation sociale, familiale, culturelle, anthropologique [2].

La traditionnelle pause d’été en France distingue l’univers des inclus de celui des exclus : ceux qui ne partent pas, ceux qui partent. Quant au demandeur d’asile, son attente n’a pas cessé par le miracle de l’été, parfois même la convocation à l’audition d’asile est tombée. Ceci en l’absence d’accompagnants, soignants, associatifs, eux qui sont parfois les seuls « autres ». Séparation qui redouble un isolement parfois extrême : fini les cours de Français, les activités « sociales », certaines aides alimentaires. Ce temps résonne avec les séparations brutales antérieures, deuils, absences de secours, tandis que grandit l’ombre de l’obstacle administratif qu’on attend et redoute, cette porte qu’on sait impitoyable, d’ouverture aléatoire.

Ainsi, ce Guinéen, demandait à son médecin au début d’un mois d’août, après mille contournements d’une rhétorique épuisée et transpirant la honte de faire une telle demande, une aide financière pour s’alimenter durant août. Surpris, gêné, le soignant imagine une solution pour équilibrer l’échange et lui propose un prêt, retrouvant contenance : il s’entend dire aussitôt, interloqué, qu’un prêt n’est pas possible ; seul un don est envisageable, explique le demandeur qui précise que la mort peut l’atteindre à tout moment, quitter ce monde sans avoir remboursé sa dette est impossible, il ne pourrait alors trouver de paix.

Ainsi, ce patient convoqué à la CNDA pour sa deuxième demande d’asile au milieu de l’été. Une démarche rare et délicate, suscitant la méfiance redoublée des instances d’asile, l’audition redoutable a lieu durant les vacances de ceux qui le soutiennent. Cet homme d’Afrique Centrale a traversé un épisode psychotique affolant qui a détruit sa cause pour sa première demande d’asile. Il est seul dans l’été au bord de l’obstacle, mais, in extremis, sa juriste revenant de congés, apprend sa convocation imminente, contacte l’avocat : comment faire entendre à la cour du droit d’asile une telle situation, où une violente irruption psychotique recouvrait la souffrance d’un exil pour violences politiques ? [3]

Ainsi ce patient traumatisé, sans titre de séjour, débarquant aux premières heures du retour du soignant. Choqué par l’assassinat raciste très récent d’un ami, l’homme qui l’avait aidé, le trouvant à son arrivée en France quand le passeur avait disparu soudain sans explications, l’homme qui l’avait guidé dans ce pays inconnu où il lui faudrait désormais survivre et vivre. Choqué également d’apprendre dans le même temps l’état de son père hospitalisé au pays, pour lequel il faudrait payer pour qu’il puisse être soigné et de surcroît dépité par l’exploitation du patron pour qui il a travaillé au noir, qui ne le paie pas, enfin, éprouvé par l’Obligation de Quitter le Territoire Français qu’il vient de recevoir, suite à un refus de son titre d’étranger malade : il lui faut un soutien.

La pause d’été est terminée : les espace-temps se rejoignent, les relations reprennent : elles n’ont jamais été rompues. La chronique peut reprendre.

P.S : Pour aider à penser ces situations, où le soignant vacille sous l’impact du réel et des réalités externes, on lira avec intérêt le livre de de Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue et psychologue clinicienne [4] : « La Voix de ceux qui crient » (Albin Michel, (2018). Un ouvrage qui témoigne de rencontres et soins psychiques avec des exilés, proposant une réflexion riche mais claire autour des questions rencontrées qu’on veut décrire ici, et qui constitue une synthèse vivifiante autour du sujet de cette chronique. Voici la quatrième de couverture [5] :
Si des hommes et des femmes demandent l’asile à la France, c’est parce qu’ils cherchent un lieu inviolable où se réfugier. En danger de mort, ils ont dû quitter leur pays après avoir été pourchassés, persécutés, emprisonnés, torturés.
Désormais, ils vivent auprès de nous, et nous ne connaissons pas leur histoire. Autour d’eux comme en eux règne un désert de parole : personne ne prend le temps de les écouter, et s’ils crient dans leurs cauchemars ou lorsque leurs tragédies surgissent à leur conscience, leur voix singulière est perdue, étranglée de violence, de peur et de fatigue.
Depuis 2010, à l’hôpital Avicenne de Bobigny, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky rencontre ces hommes et ces femmes à bout de souffle. Elle rapporte ici les paroles qui lui ont été confiées dans le vif de la consultation. Et révèle comment, dans ce cadre, les demandeurs d’asile se mettent en quête de retrouver leur voix. Conquérant peu à peu la capacité de raconter leur vie, ils regagnent alors celle d’en avoir une…
Le migrant n’est pas une figure transitoire de notre société. Sa présence questionne la mise en pratique de nos valeurs. Par son ampleur éclairante, la pensée de l’anthropologue et psychologue clinicienne s’impose pour aborder la question du lien social et politique et celle de la place de l’étranger dans la France du XXIe siècle.


[2Rosier parle de « reliance à l’humanité en précisant ce qu’est « l’humanisation dans son article « L’horizon des événements » in « Quels traitements pour l’effraction traumatique ? Apports de la clinique et de la pratique psychanalytiques », sous la direction de Laurent Tigran TOVMASSIAN et Hervé BENTATA, éditions in Press. Il écrit : « L’humanisation consiste en l’inscription, dans le psychisme individuel et dans la vie communautaire, de l’interdit fondamental de porter violence. Tout être humain et toute société pour s’instaurer instituent les interdits liés aux formes du cannibalisme, l’interdit de l’inceste, interdits qui prescrivent la confrontation à la présence de l’Autre, le renoncement à la toute-puissance pulsionnelle, l’inscription de la différence dans la régulation de la vie affective. Ce sont là trois lois fondamentales constitutives de la Loi d’humanité qui interdit de violenter l’autre, qui prescrit le respect de la dignité humaine faite d’inviolabilité, d’unicité. Si l’acte de violence porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique, l’acte barbare, vise une destruction de l’être lui-même, il a pour vœu dernier de tuer ce qui constitue la valeur humanisée de chaque être humain, à savoir sa dignité. »

[3Situation d’exception, preuve de diversité clinique des traumatismes psychiques par violences intentionnelles. Qui pourra faire l’objet d’une autre chronique…