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Suivis d’exilés au début du confinement

samedi 4 avril 2020, par François Journet

1- Sans abri

« Ai-je le droit de sortir ? » demande-t-il au téléphone, après trois contrôles au deuxième jour du confinement. Sans attestation, lui qui vit dans la rue, il n’a pas été, lui, verbalisé.

Je le crois affolé. A moins que l’affolement ne soit ma propre impuissance face à sa demande : il n’a rien à manger et se trouve à 70 km du cabinet. Je pourrais l’aider ponctuellement sans difficulté grâce à une caisse associative créée pour aider les patients en précarité, mais venir frise aujourd’hui l’impossible [1] Mais que demande-t-il ? Des éclaircissements sur la situation générale, les mesures gouvernementales ? Où trouver les ressources premières (l’alimentaire) ? Trouver un témoin, sortir de l’invisibilité ? Vérifier le lien, qu’il n’est pas seul ?

Confinement général et risque pour les bénévoles âgés ont produit leurs effets : fermeture brutale des associations d’aide alimentaire et d’hygiène, du parc où il dort, des fontaines d’eau où il boit, de la bagagerie pour ses affaires (cachées ensuite dans un massif de fleurs et maintenant disparues).

Que faire ? En quoi consiste mon travail de soignant aujourd’hui ? Chercher des infos, les transmettre pour qu’il ait à manger, qu’il sache qu’il n’est pas seul ? Les infos arrivent, contradictoires : fermé ? Ouvert ? Rien n’est sûr. Après une semaine, la ville organise des distributions, des associations reprennent du service. Pour les sans-abris, sans droits ni ressources, elles sont vitales. [2]

Une semaine après, il mange de nouveau, a retrouvé une couverture grâce aux associations, pour affronter le gel nocturne des nuits de la fin mars, dans la ville au pied des montagnes. Il peut s’inquiéter de ses médicaments : ses droits à la santé sont périmés, on trouvera une solution grâce à des intervenants sur place qui ont répondu présent, malgré le confinement : merci à eux [3].

2- Oxygène

Elle vient, tenant à ce RDV à tout prix. S’agit-il d’une urgence justifiant déplacement ? Elle paraît mieux, pâle mais souriante, l’effroi n’est pas le sujet aujourd’hui. Cette femme allophone vit depuis un an avec mari et deux enfants dans une pièce chez une retraitée qui l’héberge. Entre le marteau du vécu des persécutions subies au pays et l’enclume de la dépendance obligée pour la survie de ses enfants.

Elle dit ses efforts pour taire toute protestation ou simple mauvaise humeur, en elle et chez ses enfants, pour ne pas déplaire à l’hôtesse qui l’accueille sans avoir imaginé telle durée d’hébergement. Situation étouffante au long cours que j’imagine devenue intenable avec le confinement. Pourtant, aujourd’hui, c’est elle qui insuffle l’oxygène de la consultation, par l’irradiation d’un mieux-être, la chaleur de sa confiance.

« J’ai vécu le tremblement de terre en 88, enfant, puis la guerre. On mangeait des pâtes, des pâtes. (…). Chez nous, une personne de 70 ans, c’est beaucoup. Je n’ai pas peur de ce virus. (..) Aujourd’hui, je fais les devoirs avec les enfants toute la journée, je me change les idées, je deviens professeur de Français ! ».

3- Le Mal

Le récit de sa vie ? Le destin funeste d’une Princesse d’un royaume lointain, jetée aux lions après la mort de ses parents. Tragédie antique fascinant l’auditeur-spectateur, coupable de s’abreuver à l’esthétique et la puissance du Mal qui danse devant lui. Soignant frappé par le message que délivre cette jeune femme. Entendre la voix de qui a vécu l’inhumanité fait vaciller les certitudes, douter du pouvoir thérapeutique de la pensée.

Le téléphone qui permet notre entretien, dont je découvre le pouvoir de soulagement depuis mi-mars auprès d’autres personnes, semble aujourd’hui une frontière annihilant tout espoir de secours. L’épidémie ajoute une terreur nouvelle aux visions des poursuivants auxquels elle ne peut échapper quand le jour s’éteint, depuis la mort violente de sa mère, victime expiatoire pour un peuple en fureur. Sa tuberculose, découverte en France, est une souillure qui imprègne son corps, son existence. Le Mal qui l’a poursuivi est en elle, il l’a contaminé, comment pourrait-elle échapper au Virus ?

Elle n’a plus à manger et semble exclue du monde. Exclusion qui rappelle l’Homo Sacer, qu’étudie Giorgio Agamben, qu’on ne peut sacrifier mais que chacun peut tuer sans enfreindre la loi. [4].

4- Expériences de confinement

Il est venu sans réticence, très en avance. L’interprète est présente, le RDV maintenu : le mur qui l’enferme paraît si violent qu’on ne veut pas que la distanciation sociale amène à rompre les liens.

On s’inquiète du confinement. Qui ne lui fait ni chaud ni froid. Son avenir est scellé, pense-t-il, depuis qu’il a été débouté sur ordonnance [5].

La procédure terminée, il vit déjà son expulsion, les conséquences inéluctables : être tué ou tuer. Acte inévitable qui scellera le destin identique de son fils, encore bébé.

Il a perdu tout désir de combattre, lui qui avait tant d’énergie, adolescent, puis jeune adulte. Lui, qui a tenu confiné dans une maison qu’il n’a jamais quitté durant trois ans.

C’est l’interprète qui parle maintenant, dit ce qu’elle pense, avec l’accord du soignant qui débarque dans l’histoire. Cette parole, libre, franchit, pour la première fois, les barbelés qui barrent l’accès à sa vie intérieure.

5- Témoigner ?

La situation commune du confinement, dans le contexte d’une pandémie aux conséquences redoutables, pour les victimes du virus, pour les soignants en première ligne, pour les résidents et intervenants des EPHAD, semble modifier les frontières entre humains. Soignants et soignés semblent également vulnérables, de nombreux patients témoignent de leur souci et gratitude pour ceux qui s’inquiétaient pour eux, les citoyens semblent tous soumis aux mêmes contraintes du confinement.

Pourtant, les vies restent inégales : fragilités singulières, « facteurs de risque » intriqués aux (ou déterminés par les) conditions sociales [6].

Il semble nécessaire ici comme ailleurs de ne pas oublier les (et témoigner des-) situations vécues par les « invisibles » que sont souvent les migrants précaires en souffrance psychique au travers des rencontres en psychiatrie. Et de la valeur des interventions « sociales », associatives, humaines, solidaires, hors des limites habituelles (confinées ?) des pratiques. [7]

Sans oublier que nous n’en sommes… qu’au début du confinement.

Remarque : on trouve de nombreuses ressources pour les patients exilés et leurs soignants, outils pour allophones, aide pour lutter contre la souffrance psychique liée au confinement sur le site de l’Orspere-Samdarra :
http://www.ch-le-vinatier.fr/orspere-samdarra/ressources/situation-sanitaire-exceptionnelle-covid-19-2679.html


[1SPPNI, Soutien aux Patients en Précarité Nord-Isère - http://sppni.ovh/pag/presentation.php.

[2Cf. la CIMADE, alerte du 17 mars à l’occasion de l’épidémie au coronavirus – Une urgence humaine et sanitaire. https://www.lacimade.org/salubrite-publique-en-periode-depidemie-une-urgence-humaine-et-sanitaire/

[3PASS PSY de Grenoble

[4Cf. Giorgio Agamben Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, Paris, 1998

[5Le demandeur d’asile qui fait un recours à la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile), s’il provient d’un pays dit « sûr » peut ne pas être convoqué pour défendre sa cause devant le juge et voir son dossier rejeté sans audition : une pratique en augmentation. Cf. Rapport de la CIMADE sur le bilan de l’asile en France et en Europe en 2019 : https://www.lacimade.org/asile-bilan-de-lasile-en-france-et-en-europe2019/

[6On recommande l’écoute du cours inaugural de Didier Fassin au collège de France : Les inégalités de vie : https://www.college-de-france.fr/site/didier-fassin/inaugural-lecture-2020-01-16-18h00.htm

[7Cf. sur le site de Samdarra les témoignages à paraître : http://www.ch-le-vinatier.fr/orspere-samdarra/ressources/situation-sanitaire-exceptionnelle-covid-19-2679.html et également le témoignage-conseil de Marie-Caroline Yatzimirsky du CN2R (Centre National de Ressources et de Résilience) ici : http://cn2r.fr/wp-content/uploads/2020/03/Propositions-pour-le-travail-clinique-avec-les-patients-exile%CC%81s.pdf