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Le soin psychique aux exilés est-il une spécialité ? Un livre d’histoire de l’ethnopsychiatrie aide à penser la question

dimanche 28 avril 2019, par François Journet

1- Détresse d’une personne en exil et confiance

Une femme d’une quarantaine d’année consulte auprès d’un psychiatre pour une souffrance psychique intense, complexe, perturbant sa relation au monde.
Elle ne parle pas Français mais n’accepte pas la seule interprète pouvant intervenir, déjà rencontrée ailleurs et avec un ressenti négatif. Elle préfère se confier directement en anglais ou dans un Français débutant au psychiatre qui, de son côté, ne connaît guère plus le pays d’origine de Madame que l’Anglais, espérant se faire comprendre grâce aux gestes expressifs censés clarifier les échanges, malgré l’intuition d’écarts culturels possibles dans le codage gestuel…
Une relation investie et confiante s’instaure de part et d’autre : fiable aux rendez-vous malgré sa confusion, elle dit à quel point cet espace thérapeutique la rassure, tandis que le soignant lui donne importance, garde confiance dans ses capacités psychiques… et dans l’avenir... Et prescrit des psychotropes.
Ici, la confiance dans le monde, l’avenir, ont été blessés, comme en témoigne son récit des événements vécus à l’origine de l’exil, mais aussi, la situation actuelle en France qui paraît écraser l’espoir : tandis qu’elle revit dans la terreur ce qu’elle décrit, son interlocuteur ressent le souffle de l’effroi, un sentiment d’impuissance contre un Mal inéluctable.

Son mari a été agressé violemment en présence des enfants, elle-même a échappé de justesse, résistant à un kidnapping alors qu’elle était enceinte : elle a perdu l’enfant à naître. La famille a fui en France où ils demandent l’asile auprès de l’OFPRA [1] qui oppose un rejet. C’est alors qu’elle consulte pour parler de la terreur qui l’habite, l’appréhension du recours à la CNDA [2] auquel elle se prépare dans un état de tension psychique critique, d’épuisement, d’irritabilité extrême en famille, de ses malaises. L’entourage social, les avocats sont confiants car le dossier est solide avec des documents attestant des persécutions, des violences et des risques. Mais le pays d’origine est considéré comme « sûr », et finalement, bien que la demande d’asile ait été requalifiée en procédure normale, ils sont déboutés de l’asile [3]. Ils doivent quitter le CADA [4].
Elle est terrifiée, ne peut imaginer un retour au pays ni vivre en France sans abri : « Ai-je une place sur cette terre ? Mes enfants vont-ils mourir ? » implore-t-elle quand le départ de l’hébergement approche. Elle ne dort plus sinon pour cauchemarder, des visions annoncent les catastrophes à venir et des troubles inquiétants apparaissent : elle entend quelqu’un, invisible, dans les toilettes du centre d’hébergement ; ouvrant un placard, une chose surgit violemment et disparaît ; debout devant le lavabo de la salle de bains, elle aperçoit soudain avec horreur des pieds de bovidé, elle s’attend à tout moment à une intrusion affolante.
In extremis, ils sont hébergés par un couple de retraités en attendant une solution par le 115 : à quatre dans la petite chambre, la dépendance amène à des complications relationnelles, des humiliations, les hébergeurs indiquent une date limite, qu’ils respectent. La première nuit dehors, le fils est très malade, vomit toute la nuit, ils sont réintégrés chez le couple d’hébergeurs, qui regrettent leur mécontentement… Un lundi après-midi, passant par le vieux village, l’image fugitive d’un incendie sur le toit de l’église la traverse : regardant mieux, elle ne voit rien ; quelques heures plus , elle apprend l’incendie de la Cathédrale Notre-Dame à Paris.
« Je crois que Dieu est en colère contre les hommes. » me dit-elle.

2- Comment considérer, accueillir, réfléchir cette situation ?

Différentes questions sont convoquées dans « un » suivi d’exilés :
1- La place des aspects culturels (données ou déterminants socio-culturels du pays d’origine, langue), la place des aspects sociaux (données ou déterminant sociojuridiques et économiques du contexte actuel : ici la précarité liée à la situation d’asile et du rejet d’asile), la place de la relation intersubjective, la singularité de cette relation et du sujet au-delà de déterminants possiblement réducteurs (ici, le partage d’une confiance soutenue par l’acceptation des récits, de vie, de symptômes, le suivi inconditionnel).

2- Les conséquences de ces différentes approches sur la manière d’envisager le soin : comment les articuler (ou non) avec une approche psychiatrique référencée aux « standards » internationaux (DSM 5 et l’ESPT par exemple, CIM 11 et le traumatisme complexe), et/ou à une approche « humaniste » ou psychothérapique considérant la question sous l’angle d’une atteinte du lien au monde, à autrui avec une perte de confiance dans le socle humain qui nous relie.

3- Un livre sur l’histoire de l’ethnopsychiatrie

Le point de vue que je propose est celui d’une approche généraliste. Je ne veux exclure ou déconsidérer aucun aspect des situations globales rencontrées avec des exilés. Il s’agit d’accueillir la personne singulière, sans la réduire à un déterminant identitaire social, certes. Mais on ne peut non plus l’assimiler à la pseudo-singularité d’un « squelette psychique » que serait un être dépourvu de ses attributs sociaux ou expérienciels.

Plutôt qu’une approche spécialisée au sens d’une exceptionnalité exclusive dont relèverait une psychiatrie (ou une psychothérapie) de l’exil, je vois dans ces rencontres particulières le réveil de questions banalisées ou invisibilisées en contexte « intra-culturel » : d’une part, l’importance des représentations croisées entre soignants et soignés (préjugés ou ignorances du registre social telles que condition socio-économique, socio-culturelle, socio-historique, au sein d’une même société) pouvant interférer dans la relation de soin, et d’autre part, l’importance de la « réalité externe » (conditions de vie immédiates en France, expériences inhumaines vécues dans les pays d’origine ou les parcours d’exil).

Un livre découvert récemment [5], passionnant, très documenté, d’Emmanuel Delille [6] aborde de manière critique l’histoire de l’Ethno-psychiatrie. Il le fait à partir des travaux d’Henri Ellenberger, rédacteur des chapitres sur l’ethnopsychiatrie parus en 65-67, dans l’EMC, et rend compte des débats de l’ethnopsychiatrie en Europe, Amérique, japon, dans l’après-guerre. Le livre de Delille comporte trois parties :
-  La première resitue le parcours d’Henri Ellenberger, peu connu en France, au carrefour des écoles anglosaxonnes et Française, ayant rencontré nombre d’acteurs de l’époque, dont Georges Devereux [7], et les débats de l’ethnopsychiatrie aux années 60-80 et rédigé pour l’EMC l
-  La deuxième présente le travail d’Ellenberger très documenté, paru dans l’EMC, ouvert à diverses approches (l’épidémiologie anglosaxonne)
-  La troisième présente des documents d’archives dont une présentation d’un cas d’indien des plaines (approche différente de Devereux) avec une correspondance entre eux.
L’histoire de l’ethnopsychiatrie éclaire les sources d’aveuglement possibles, depuis les biais colonialistes, culturalistes et racistes de l’école d’Alger ou d’un Carothers [8], quand les soignants étaient des européens expatriés ou migrants observant des autochtones colonisés, avant les critiques d’un Franz Fanon [9], puis les études postcoloniales.

Si les soignants en France sont héritiers de cette histoire complexe, les exilés dont il est question ici, venus parfois d’ex-colonies, consultent auprès de soignants autochtones. Ils sont les représentants de cultures en mouvement mêlant histoires des ancêtres, conflits de parenté et deuils à l’accélération des temps et de la communication mondiale. Ils essaient de trouver une place et interrogent notre accueil, les reconnaissances réciproques de nos altérités.

4- Retour et fin
Lisant la présentation du premier chapitre, à quelle représentation a-t-on assigné la patiente (même à son corps défendant) ? Quel pays d’origine, quelle culture, quelle position sociale ?
L’idée formulée ci-dessus (« Je crois que Dieu est en colère contre les hommes ») identifie-t-elle une culture ou une religion particulière, un pays d’origine, une pensée magique archaïque, une projection névrotique (ou psychotique ?), ou bien un mécanisme rationnel pour s’approprier l’expérience vécue, une pensée universelle des temps actuels, une communication partageable et une marque de confiance ?
Le chemin d’un exilé est long.


[1Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides : https://www.ofpra.gouv.fr/

[2Cour Nationale du Droit d’Asile : http://www.cnda.fr/

[3La liste de « pays sûrs » en matière d’asile est contestée par les associations de défense du droit des étrangers. Un pays sûr est, selon Wikipédia, « un pays qui veille au respect des principes de la liberté, de la démocratie et de l’état de droit, ainsi que des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». La liste varie selon les pays européens. Un demandeur d’asile provenant d’un pays sûr est orienté sur la procédure d’asile dite « accélérée » : délais d’instruction plus courts, recours en CNDA avec un seul juge contre trois juges dans la procédure « normale ».
http://www.infomie.net/spip.php?article3611

[4CADA : Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile

[5Livre paru aux éditions de l’ENS de Lyon, 2017, présenté lors d’une conférence de la Ferme du Vinatier avec l’E.N.S. de Lyon : http://www.ch-le-vinatier.fr/ferme/saison-culturelle/manifestations/ethnopsychiatrie-2467.html

[6Emmanuel Delille - Historien des sciences, chercheur au Collegium de Lyon et au Centre Marc Bloch (université Humboldt, Berlin)

[7L’ethnologue et psychanalyste français Georges Devereux (1908-1985) est considéré comme père de l’Ethnopsychiatrie en France et de la méthode complémentariste, dont témoigne son célèbre ouvrage « Psychothérapie d’un indien des plaines » qui a donné lieu au film d’Arnaud Despleschin : « Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) » sorti en France en 2013.

[8Carothers écrivit une monographie pour l’OMS : « psychologie normale et pathologique de l’Africain ». Il écrivit « La ressemblance entre le malade européen leucotomisé et le primitif africain est très complète [...]. L’Africain, avec son manque total d’aptitude à la synthèse, ne doit par conséquent utiliser que très peu ses lobes frontaux, et toutes les particularités de la psychiatrie africaine peuvent être rapportées à cette paresse frontale » (1953, p. 157 ; trad. fr. 1954, p. 176)

[9Franz Fanon (1925-1961). On peut citer « Peau noire, masques blancs », 1952, Le Seuil. https://fr.wikipedia.org/wiki/Frantz_Fanon