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La « temporalité » de l’exilé demandeur d’asile

lundi 27 mai 2019, par François Journet

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Vingt ans, grand, très mince, visage d’enfant. Il oublie tout, les rendez-vous, ce qu’il devait faire, le temps de passer d’une pièce à l’autre. Il ne dort qu’à peine, cauchemarde sans cesse, a des maux de tête incessants. Terrorisé à la vue d’un policier, il n’ose pas sortir seul.

Dans son pays, il a été violenté, incarcéré dans des conditions « inhumaines », obligé de fuir en urgence après sa libération obtenue par corruption par sa mère : il ne doit pas réapparaître au pays. Sa mère, au cœur de ses pensées, est malade depuis ce qu’il a subi, ne supportant pas qu’il puisse être de nouveau arrêté. Leur séparation semble devoir être définitive, s’il veut vivre, mais semble inconcevable pour lui, une souffrance irréductible. Un enfant abandonné, terrorisé, ne pouvant échapper au souvenir des violences subies ou à l’inquiétude pour sa mère qui ne peut payer les médicaments, sans soutien depuis qu’il est parti.

L’OFPRA [1] a rejeté sa demande d’asile, ne l’a pas cru. Il attend son audition à la CNDA [2], pressé d’en « finir » : « Je veux me débarrasser de ça [l’audition], j’ai plein de soucis avec ça, ça va s’augmenter, comment je vais faire avec ça ? Les pensées de ça vont venir sur moi, la demande d’asile, je ne sais comment ça va se passer, s’ils n’acceptent pas la demande. Il y a des questions qu’on me pose, j’ai pas beaucoup de paroles. »

Cette fuite en avant déraisonnable, son isolement inquiètent. Comment pourra-t-il défendre sa cause : oublis incessant, concentration difficile, mémoire troublée, difficulté ou évitement à parler de ce qu’il a vécu, envahissement par des « réminiscences ». Les choses se brouillent dans sa tête qui lui fait mal, il tremble quand il aborde à peine ce qui s’est passé.

Durant son long « voyage » d’exil payé par son travail, il fut exploité, malade. Des collègues « migrants » constatant sa faiblesse l’ont parfois protégé, mais il ne fait confiance à personne : « Je me méfie. Si on a un problème, il ne faut pas chercher des amis ».

Aujourd’hui, avec l’aide de l’infirmier du CADA, d’infirmiers de ville qui passent tous les jours pour ses médicaments, il y a le début d’une confiance, un lien. Il est au RDV que je lui ai rappelé la veille, montre sur son téléphone la photo d’une ordonnance rédigée au pays pour sa mère, voulant savoir ce qu’elle a. Puis il évoque l’angoisse, à ne pouvoir se plaindre à ses voisins qui font du bruit la nuit dans son CADA collectif [3] : dormir est impossible, mais il ne veut rien dire, craint une dispute. Enfin, il dit la peur du recours attendu depuis des mois, sa dernière chance pour obtenir une sécurité.

Quand le retour au pays n’est pas imaginable, un refus d’asile est un gouffre.

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Cette situation en rappelle beaucoup d’autres, centrées sur l’épreuve de « vérité » que constitue l’examen de la demande d’asile. L’implacable déroulement de la procédure identifie ces patients comme demandeurs d’asile avant tout, assignés à la « banale » épreuve de l’attente du verdict, acte final d’un parcours structuré comme une tragédie.

La décision est un carrefour critique, attendu et redouté : après l’imprévisible durée de l’attente rituelle, la République Française prononce par la voix des juges [4] l’avis scellant le destin d’inclusion ou d’exclusion dans la société, séparant-opposant les reconnus (réfugiés) des non-reconnus. Je laisse de côté ici les conséquences pratiques de cette décision sur la vie et le suivi des patients, pour simplement évoquer ces étapes de la procédure qui scande le parcours du patient, impose son rythme au suivi médico-psychologique.

La «  temporalité  » du demandeur d’asile, selon une désignation classique, renvoie à ce temps suspendu entre temps d’avant (vie au pays, rupture, voyage) et temps d’après (vie en France, installation, intégration, deuil), espace-temps rythmé par la procédure et ses moments clefs (rédaction du récit d’asile, convocations, auditions, décisions officielles valant reconnaissance ou non). Espace-temps suspendu sans doute, mais qui n’exclue pas le germe d’une anticipation d’avenir nourri des liens précieux aux intervenants, ébauche d’une reconstruction d’humanité blessée.

Cette « temporalité » suspendue est déterminée par son terme, la réponse finale à la demande d’asile énoncée comme vérité officielle. Une vérité imprévisible, aléatoire, anticipée par tous, patients, intervenants sociaux, soignants, réunis dans la même impuissance. [5]. Cette « temporalité » institue et fragilise en même temps la relation de soin : favorisant possiblement l’intensité du lien initial patient-soignant dont l’établissement et la consolidation constituent certainement un objectif central, elle l’infiltre aussitôt de l’anticipation précoce et usante d’une rupture brutale, qui répétera les ruptures antérieures, délitant ainsi le processus thérapeutique.

La probable non-reconnaissance juridique future « angoisse » le suivi, par anticipation plus ou moins consciente du risque d’une telle rupture. Le climat d’incertitude, germe de suspicion, infiltre la relation par contamination anticipée d’un refus d’asile. Refus qui annuleront officiellement les dire du patient, considérés « non crédibles », stigmatisant alors également le soignant rédacteur d’attestation soutenant la demande d’asile, au risque de le disqualifier auprès de son patient [6] ... Ainsi murissent sournoisement, suspicion, doute, méfiance, distance, sentiment de trahison partagés, etc.

Le terme choisi de « temporalité » pour définir cette condition commune n’est pas sans difficultés. La référence implicite à une dimension physique immuable caractérisant le patient peut réduire sinon ignorer sa source sociojuridique et politique. Parler de « la temporalité » du demandeur d’asile pourrait assigner celui-ci à une identité temporelle de rupture du parcours et potentiellement des liens. Une telle essentialisation identitaire, faisant anticiper une rupture avant même d’avoir accueilli le patient, peut contribuer aux difficultés d’accueil rencontrées par ce public souvent accusé de non-fiabilité aux RDV [7]. Or, si cette fiabilité peut être problématique, on peut affirmer possible de la soutenir efficacement en considérant le contexte de vie, l’intrication de troubles cognitifs fréquents avec cette « temporalité » suspendue.

On peut conclure provisoirement que les attitudes et contre-transfert sociaux, culturels et psychologiques, des soignants avec les patients exilés tiennent aussi de ce rythme particulier qu’il faut considérer. Ce qui fera soutenir la fiabilité d’un suivi par de simples mais efficaces rappels de RDV et l’assurance de soins poursuivis au-delà des échéances juridiques et/ou des distances géographiques ou temporelles inhérentes aux errances de la précarité après refus d’asile. Au-delà du sentiment d’impuissance fréquemment rencontré, l’objectif parfois qualifié de « minimaliste » d’accueil et d’accompagnement de patients soumis à cette « temporalité » peut être défendu comme objectif central du soin, car visant la restauration des capacités à faire confiance en l’autre (et en soi-même). Ce soutien (psychologique, psychothérapique, psychosocial selon l’accent qu’on donnera à un terme vite dévalorisé [8]), peut être défendu comme thérapeutique, puisque ciblant une fonction psychique potentiellement vitale.

De nombreux auteurs traitent des effets graves sur la santé psychique produits par ces « aléas » du parcours du demandeurs d’asile. On peut citer en particulier :
-  l’article de Aude Nguyen, « L’agonie administrative des exilés , Une clinique de l’asile », dans la revue L’Autre 2014/2 (Volume 15), pages 197 à 206. [9]
-  Le rapport récent du Centre Primo Lévi : Exilé.e.s : Quels accueils face à la crise des politiques publiques ? (MAI 2019). [10]
-  Anna Gerbes, Hélène Leroy, Philippe Leferrand, Didier Michel, Pascal Jarno et Jean-Marc Chapplain, Mieux repérer la souffrance psychique des patients migrants primo-arrivants en consultation de médecine générale et limiter les ruptures de suivis psychiatriques
 [11]


[1Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides

[2Cour Nationale du Droit d’Asile

[3Centre d’Accueil de Demandeur d’Asile

[4ou du juge unique dans une procédure accélérée

[5A propos de la subjectivité qui préside à la décision, on peut lire Jérôme Valluy dans « Juger l’exil en double ignorance » in Clinique : éthique et politique, les enjeux dans le soin aux personnes victimes de la torture et de la violence politique, Editions de l’association Primo Lévi, 2010, ou de Smaïn LAACHER dans son livre : « Croire à l’incroyable – Un sociologue à la Cour Nationale du Droit d’asile, Gallimard », 2018 »

[6La question de la « neutralité » du soignant justifiera dans une future chronique de plus amples développements

[7Ou de ne pas investir les soins, argument rejoignant les classiques « situations sociales ne relevant pas de la psychiatrie », « difficultés à recourir à l’interprétariat », etc.

[8On donnera un jour un exemple de cette dévalorisation