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L’hiver d’un étranger malade avant les Assises du Printemps

dimanche 19 janvier 2020, par François Journet

Janvier 2020

1- Un homme blessé

Débouté de sa demande d’asile quelques jours avant, ce jeune patient annonce calmement en juin qu’il ne vivra pas comme un chien, sans abri ni droit de travail. Inutile d’en dire plus, la voie ferrée est proche du lieu d’hébergement qu’il sait devoir quitter très vite.
Sa résolution inquiète. Le suivi est intensifié. L’idée première est de lui signifier sa place, ici, au cabinet : il compte comme humain, justifie l’attention du soignant. La décision des juges ne détermine aucune discrimination ici.

Comment en est-il arrivé là ?

Il parle de l’impasse de son existence comme d’une impasse logique.

Combien de fois répète-t-il ses arguments irréfutables pour dénoncer les conditions ayant produit cet avis officiel discréditant sa parole, son vécu, sa souffrance et les raisons de sa fuite du pays. Raisons faisant le sens de son exil : raison de survie avant même le désir de vivre ?
Il a été lésé, répète-t-il encore et encore, par l’impossibilité pour défendre sa demande, d’avoir un interprète de sa langue rare, l’obligeant au Français qu’il maîtrise mal. Celui-ci n’est ni sa langue maternelle, ni celle qu’il pratiquait, mais la langue de l’ex-puissance coloniale. Combien de malentendus, d’imprécisions ne lui permettant pas d’être compris ?

Comment le juge peut-il savoir si ce qu’il dit est vrai, répète-t-il encore et encore ? Porté sans doute par la force de cette logique qui semble seule à pouvoir le soutenir, il a posé la question au juge directement : « comment puis-je savoir ce qui se passe à Paris si je suis à Lyon ? Comment pouvez-vous savoir la vérité de ce que je dis ? » dit-il au juge surpris par le nom qu’il énonce (familier au pays) pour désigner ces groupes d’enfants de rues ultra-violents à l’origine de sa fuite ?

Cette rationalité, pilier contre l’envahissement psychique d’un vécu indicible (de l’agression initiale, la traversée dramatique « Lybie-Méditerranée » avec les morts côtoyés), n’a pas troublé la conviction négative des juges. Peut-être, au contraire, son argumentation exposée calmement a-t-elle troublé, contredisant l’idée attendue d’un homme annoncé psychiquement si vulnérable. [1].

Ce jugement ferme la porte du refuge demandé : il ne voit plus d’avenir nulle part, seul, sans papiers, décrédibilisé. Comme vidé de sa substance, orphelin sans famille ni amis.

Débouté en juin, il squatte la nuit une maison vide dans la ville, aucune lumière à l’intérieur. En octobre, il tente de se jeter sous un train, mais est intercepté par la police. Après garde à vue, on le raccompagne dans le secteur qu’il connaît.

Arrive l’hiver, nuits glacées dans la maison vide sans lumière. Il ne dort pas avant le jour car devant lui, dans la maison, apparaissent sans cesse ceux qui l’ont massacré au pays, qui ont emporté son frère, disparu, mort certainement. Chaque nuit, il sort de la maison fuyant les persécuteurs, terrifié, seul. Le jour, il cherche des lieux publics, du monde, un parc où somnoler est possible.

De quelle maladie psychique souffre-t-il, lui dont les visions raréfiées avec l’espoir et le soutien des assistants sociaux, de l’infirmier qui l’avait « repéré » et accompagné chez un psy, resurgissent aujourd’hui, l’épuisent, le poussent à bout ?
Comment cette maladie ou la psychiatrie convoque tellement le contexte historique, politique, social, sera-t-elle considérée par le service médical de l’OFII, qui examinera sa DASEM (Droit au séjour pour les étrangers malades) et juger de la gravité exceptionnelle en cas d’interruption des soins, si c’est le cas, de la possibilité de soins au pays et de celle d’un voyage pour rentrer ?

L’espoir et l’inquiétude sont grands : de cet avis dépend l’obtention d’une régularisation en France qui ouvrira un avenir ou au contraire du redoublement d’une non-reconnaissance, de l’exclusion du monde des hommes dignes. Il s’agit de reconnaître ici une gravité tenant de la conjugaison d’une histoire familiale intriquée aux événements d’extrême violence au pays, redoublés lors d’un parcours terriblement « classique » aux effets considérables [2], et dont les effets délétères, pathologiques seront réactivés ou réduits par le contexte de l’accueil (dont l’accueil psychothérapeutique). [3]

2- Des Assises sur le thème « Psychotrauma et étrangers malades ».

Depuis la Loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, l’évaluation de l’état de santé des étrangers susceptibles de bénéficier d’un titre de séjour pour raisons de santé, autrefois dévolue aux médecins des ARS (MARS), a été transférée aux médecins de l’OFII. Les chiffres publiés sur cette mission d’évaluation pour 2017 et ceux annoncés pour 2018 indiquent une diminution considérable d’avis positifs : une demande sur deux a obtenu un avis positif en 2017 et 2018 avec l’OFII, toutes pathologies confondues, contre trois sur quatre en 2013 avec les ARS ; quant aux pathologies psychiatriques, un quart seulement des demandes obtient un avis positif.
Cette baisse drastique d’avis positifs, en particulier pour les situations psychiatriques, est pleinement assumée par les médecins de l’OFII qui énoncent dans le rapport au parlement sur l’activité DASEM en 2017 des critères généraux d’évaluation pour leurs avis. [4], Ces avis ne sont jamais justifiés pour un cas particulier, autrement que les réponses par oui ou par non aux cinq questions du formulaire réglementaire [5].
Cette évolution est contestée par de nombreux praticiens du terrain et intervenants auprès de ces patients où santé psychique et soins sont mis en péril. Des Assises sur le thème "Psychotrauma et étrangers malades" auront lieu le 15 mai à Bobigny (Cf. lettre alertant sur ce sujet ainsi que les articles dans la revue du COMEDE et la revue « l’Autre ». [6]).

En contrepoint de ces Assises montrant un tel écart de vues entre évaluateurs et praticiens du terrain, une enquête est envisagée auprès des intervenants soutenant des DASEM pour motif psychiatrique, afin de faire remonter les expériences « réelles » du terrain : qui sont les intervenants impliqués, comment travaillent-ils, quels problèmes rencontrent-ils, comment considèrent-ils l’évaluation OFII ? Dans un premier temps, un questionnaire est proposé : « Expérience de suivi de personnes souffrant de troubles psychiques faisant des DASEM ? [7]

La question de l’évaluation des étrangers malades ouvre à une vaste réflexion, sociopolitique, éthique et aussi sur l’évaluation des pratiques en psychiatrie : place pour la psychiatrie au sein de la médecine, spécificités de l’approche psychiatrique, place du traumatisme en psychiatrie, considération pour le lien thérapeutique en psychothérapie et importance du soutien psychosocial, valeur d’une « psychothérapie de soutien, reconnaissance des interventions psychothérapiques complexes, valeur des recommandations internationales sur les thérapies du traumatisme dans ces situations particulières, et valeurs des classifications en psychiatrie, etc.

Bonne année 2020 à tou-te-s !


[1Parmi les écrits évoquant la question de la crédibilité, de la vérité dans les récits d’asile lors des auditions des demandeurs d’asile à l’OFPRA et au recours en CNDA, on peut lire :
-  VESPERINI Pierre, L’HISTORIEN FACE AU TÉMOIN - Observations d’un antiquisant sur les entretiens de l’ofpra, in « Exil et violence politique, les paradoxes de l’oubli », sous la direction de Helena D’Elia et Nathalie Dollez, Collection : Centre Primo Levi, Éditions ERES, 2019, 176 p.,
-  LAACHER Smaïn, Croire à l’incroyable – Un sociologue à la Cour Nationale du Droit d’asile, Gallimard, 2018

[2On peut lire à ce sujet « Les impacts de la traversée de la Méditerranée sur la santé mentale », Coulot Dominique et Damiani Corella, dans « Etat des lieux de l’asile en France et en Europe », Forum réfugié juin 2019. », p. 239. En ligne : https://www.forumrefugies.org/images/s-informer/publications/rapports/rapport-annuel-asile/Forum_refugiees-Cosi_Etat_des_lieux_de_l_asile_en_France_et_en_Europe-Edition_2019.pdf

[3Voir les nombreux articles abordant ce point dans l’ouvrage : « Quels traitements pour l’effraction traumatique ? », Tovmassian Laurent Tigran, Hervé Bentata, Jean Gortais, Inpress Editions, Paris2014. Par exemple Emmanuel Declercq dans sa contribution « Sur le sens et le non-sens dans la thérapeutique de l’exil » écrit p. 265 : « Comme le suggère le titre de mon exposé, c’est la raison pour laquelle je place l’engagement thérapeutique, à savoir un thérapeute engagé dans la relation thérapeutique en tant que Nebenmensch, « être-humain-proche », et en tant que Mitsein, « être avec », et les effets de sens et de non-sens que cet engagement produit dans le psychisme du patient et dans celui du thérapeute au cœur des réflexions que je vous propose.
J’avance en effet l’hypothèse que contrairement à la cure type et la clinique des névroses, ce n’est ni d’analyse du transfert ni de traversée du fantasme, ni d’analyse des rêves, ni de pointage des signifiants dont il s’agit prioritairement dans cette clinique, mais plutôt de la reconstruction de la capacité même à transférer, à fantasmer, à rêver et à refouler. »

[4Voir le rapport au parlement ici : http://www.ofii.fr/IMG/pdf/rapport_au_parlement_pem_2017.pdf

[5Formulaire accessible dans : Arrêté du 27 décembre 2016 relatif aux conditions d’établissement et de transmission des certificats médicaux, rapports médicaux et avis mentionnés aux articles R.313-22, R.313-23 et R.511-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000033724103

[6Les Assises auront lieu le 15 mai 2020 à Bobigny, à l’Amphi Pierre-Gilles de Gennes à la Faculté de Médecine P1. Voir lLa lettre annonçant ces Assises est en ligne ici : http://www.comede.org/wp-content/uploads/2019/12/Lettre-du-collectif-Dasem-Psy-au-2-de%CC%81c-1.pdf
-  La Revue Maux d’Exil consacrée à ce sujet : http://www.comede.org/maux-dexil
-  L’éditorial de la Revue « l’Autre » : https://revuelautre.com/editoriaux/la-defense-du-droit-au-sejour-pour-soin-pour-les-souffrances-psychiques-une-fonction-soignante-de-porte-voix/