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Séisme

mercredi 8 janvier 2020, par Anne D.

‘Réinventer sa vie’ est le titre de la dernière chronique que j’ai écrite pour évoquer ma vie de patiente atteinte d’une maladie rare évolutive et mes relations (houleuses) avec le monde médical.
Mais je ne suis pas ‘que’ malade et handicapée. Je suis aussi une personne pleine de vie et de désirs. Il m’est impossible de traduire la plupart de ces désirs (voyager, faire du sport, faire le métier que j’aurais souhaité, etc.) en réalité en raison de ma condition et la frustration est mon lot quotidien. Le seul désir que je ne peux me résoudre à brider définitivement est le désir charnel. Ma libido a toujours été puissante, mon élan vital particulièrement fort et sentir une énergie circuler entre deux Ètres me fait me sentir pleinement vivante. Mon corps si détesté, mon ennemi quotidien contre lequel je dois sans cesse lutter pour survivre, me procure enfin autre chose que de la douleur et de la souffrance. Il peut même me donner du plaisir, voire de la jouissance. Comme s’il m’autorisait à quelque répit par la grâce d’une rencontre. Cet autre avec lequel/laquelle une communication non verbale, un contact de peau à peau, un échange de fluides et d’émotions permettent d’oublier tout, le temps d’une relation intime. Plus le temps passe, moins les perspectives s’annoncent réjouissantes, et plus cette envie de profiter de ce qu’il m’est encore possible d’éprouver intensément se fait impérieuse.
Comment faire comprendre ce besoin de vie démultipliée, de désirs en tous genres, de sensations régénérantes et d’horizons à découvrir au gré des rencontres à celle qui partage ma vie depuis plus de dix ans ? Comment lui dire que me priver de cette dimension vitale qui me permet de tenir malgré toutes les épreuves revient à m’amputer d’une partie de moi-même ? Comment lui expliquer que le lien qui nous unit et la vie à deux que nous construisons au fil du temps ne sont en aucun cas remis en cause ?
Je comprends son sentiment de trahison, sa peur de la perte, son impossibilité à accepter de ne pas être ‘l’Ètre unique’ tel qu’on le conçoit traditionnellement dans un couple dans nos sociétés. J’ai essayé pendant des années de me conformer à tout cela, à respecter ce contrat de ‘fidélité’. Et ceci malgré un manque terrible de tendresse et d’affection, un manque de désir de sa part. J’ai tenu jusqu’à m’enfoncer dans la déprime, à la limite de la dépression, tant je me sentais minée de l’intérieur, comme déjà morte. Comme si la fragilité de mon existence, la précarité de ma condition, l’angoisse de la dégradation physique et de la souffrance encore plus intense, me poussait, tel un réflexe de survie, à vouloir amener le curseur au maximum du côté de la vie, du plaisir, de la libido.
Ma conscience aiguë de la finitude de l’Etre humain, de l’absence de sens de la vie autre que celui qu’on peut lui donner en vivant pleinement à la mesure de nos moyens, tout ceci me donne un sentiment d’urgence permanent. D’autant plus que mes moyens sont bien plus limités que la majorité des gens et mon temps actif disponible bien plus faible (quand on doit se reposer la moitié de la journée et qu’on a moult contraintes médicales, tout passe très vite…). Je n’ai pas pu me réaliser dans mon métier ni dans mes aspirations autres nécessitant une forme physique que je n’ai pas. Le seul domaine qui m’est encore accessible dans une certaine mesure, c’est celui des sentiments, de l’affect, des sensations. Et donc avant tout ce qui concerne la relation à l’autre. C’est ce qui donne sens à ma vie, ce qui me fait continuer à avancer envers et contre tout. Mais je ne peux concevoir de me limiter à une dimension amoureuse unique, en me privant toute forme de lien autre que l’amitié chaste. Chaque individu est unique, chaque lien est unique, chaque sentiment est unique. Pourquoi vouloir les mettre en concurrence et les hiérarchiser ? La question principale est celle de l’investissement en temps et en énergie. Une relation privilégiée n’empêche pas d’en créer d’autres, durables ou pas, charnelles ou pas, permettant un rapprochement entre deux âmes et deux corps.
Pour quelqu’un comme moi, dont le rapport au corps est particulièrement complexe et douloureux, c’est aussi un moyen de me réconcilier, au moins momentanément, avec celui-ci. Mon énergie vitale ne demande qu’à se déployer mais elle est sans cesse bridée, brimée, entravée. C’est donc un exutoire indispensable, une ‘soupape de sécurité’ pour ne pas exploser à force de pression physique et psychique. La ‘charge mentale’ de la maladie chronique est inimaginable pour qui ne la subit pas au quotidien depuis de longues années.
Sentir son corps désiré et désirable, érotisé et non plus réduit à un ‘objet médical’, objectivé et trop souvent maltraité. Reconquérir une forme d’estime de soi, de confiance en ses capacités à donner et recevoir du plaisir, à plaire et ‘donner envie’ plutôt que faire pitié. Vivre, même l’espace de quelques heures çà et là, ‘comme si’ la maladie et le handicap avaient disparu. Délivrée de tout ce qui rend l’existence si pénible.
Un mirage peut-être, une illusion qui aide à ne pas se laisser aller vers le gouffre du désespoir, sans doute. Mais chacun/e fait comme il peut pour surmonter les obstacles d’une vie diminuée, réduite par une santé défaillante. C’est ce qui me tient encore, je n’ai pas choisi, ça s’est imposé à moi. Ma force vitale reste ancrée en moi. Pour combien de temps je ne sais pas. Mais je ne la laisserai plus étouffer sous le poids des conventions et de la morale. Ni de la culpabilité.