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Le site des recherches sur les psychothérapies psychodynamiques |
Juliette ALLAIN
Interne en psychiatrie, Marseille
julallain13@aol.com
Mots clés : Duende – Flamenco – Improvisation – Art – Psychothérapie - Merleau-Ponty – Invisible – Chair – Expression - Style – Geste – Phénoménologie.
Le « duende » est un mot espagnol intraduisible en langue
française. Il témoigne de l’indiscible rencontré
dans des moments de grâce de l’art flamenco. Sa mystérieuse
signification semble indiquer, au delà des divergences culturelles, une
facette de notre expérience habituellement passée sous silence.
Après avoir approché par différentes « touches »
ce que désigne le duende, nous utiliserons le vocabulaire de
Merleau-Ponty pour décrire la structure générale d’expérience
qui s’y dévoile comme expérience originaire de rencontre
corporelle avec le monde. Puis nous reviendrons à des interrogations
sur la rencontre psychothérapeutique comme expérience comparable,
en certains points, à l’expérience artistique du duende.
Dans le dictionnaire de la langue espagnole2 , le duende
a deux significations. Premièrement, et conformément à
l’étymologie du mot, qui dérive de « dueño
de la casa » (maître de la maison), le duende est un esprit
qui, d’après la tradition populaire, habite certaines maisons en
y causant quelques dérangements. Il s’agit d’une sorte d’esprit
follet, de démon ou de lutin qui parcourt et intervient dans l’intimité
des foyers.
Le deuxième sens du mot est enraciné dans la région andalouse
et la culture du flamenco. Le duende désigne alors littéralement
« un charme mystérieux et indiscible ».
Les deux significations tendent, en commun, vers une sorte de présence magique ou surnaturelle qui, dans le premier cas est personnifiée, et qui dans le deuxième cas reste plus brute, moins définie.
C’est en lisant certains textes de Federico Garcia Lorca qu’on peut parvenir à mieux cerner les facettes de cette expérience. Garcia Lorca en témoigne en musicien, qu’il fut pendant ses jeunes années, et en poète, notamment dans une conférence écrite en 1930, intitulée « La théorie et le jeu du duende »3 .
Le duende se manifeste, typiquement, dans le contexte d’un rassemblement
familial et amical de la communauté gitane andalouse, réunie pour
boire et pratiquer les danses et chants flamencos (la juerga flamenca).
Lors de cette fête, à chaque instant, un chanteur ou une danseuse,
émerge du public pour sa performance, puis retourne dans la masse pour
céder sa place à un autre membre de l’assistance. En somme,
chaque participant est potentiellement capable de fournir, à un moment
donné, une prestation soliste. En attendant, il prend part à l’accompagnement
qui assure la cohésion de l’assistance (palmas, jaleo,
qui ponctuent et rythment le spectacle ; exhortations codifiées qui encouragent
le soliste).
Alors, il peut arriver que le duende soit convoqué : il apparaît
lorsque l’émotion est à son comble, au cours d’un
moment de connivence totale entre le soliste et l’assistance. Il s’observe
à travers des manifestations comportementales qui peuvent
être spectaculaires et évocatrices de scènes d’envoûtement
: les participants se mettent à déchirer leurs vêtements,
où plus discrètement, pleurent, s’embrassent, se donnent
l’accolade4.
Bien que cette notion prenne sa source dans l’histoire et la culture de la région andalouse, elle déborde largement ce contexte et s’éprouve en d’autres lieux et circonstances : « Lorsque cette évasion s’accomplit, tout le monde en ressent les effets : l’initié qui admire comme le style triomphe d’une manière pauvre, et le profane qui éprouve confusément une émotion authentique5 » et « Tous les arts sont susceptibles de duende6 » . Autrement dit, il y a sous le mot duende une expérience universelle, un phénomène.
En premier lieu, la façon qu’a le duende d’exister est de texture phénoménale. Il est de l’ordre de l’apparition, se donne dans une instantanéité vive, indépendante des présupposés théoriques sur l’art. Le profane le reconnaît autant que l’initié et, comme l’écrit Garcia Lorca, « pour [le] chercher, il ne faut ni carte, ni ascèse.[…] Il rejette toute la douce géométrie apprise[…] ». Il survient dans un acte de conscience qui n’est pas connaissance rationnelle d’un objet, mais qui est plus proche de l’acte perceptif.
Le duende ne serait pas un phénomène s’il n’était,
en même temps que l’objet d’une visée sensible,
la manifestation d’une essence. Or, on a déjà pu
pressentir qu’il se manifeste dans le duende une signification
reconnue comme une idéalité, quelque soit l’interprétation
qu’on en donne : présence magique, esprit qui hante les maisons,
ou manifestation divine que certains saluent, dans les fêtes gitanes,
d’un signe de croix…
Cette idéalité est attestée notamment par le caractère
atemporel, ou plutôt omnitemporel du chant andalou, comme s’il
y avait une âme supra-individuelle du chant qui survivait aux existences
terrestres depuis que les peuples tziganes existent et ont commencé leur
exode. Il n’y a pas d’auteur individuel des paroles des chants andalous
mais transmission orale de textes anonymes qui appartiennent à tous7.
Une espèce de chant originaire immortel se perpétue à travers
une histoire millénaire et rejaillit, intact, à travers les corps
mortels exprimant le duende.
La façon qu’a le duende d’apparaître
est de nature à bouleverser certaines notions héritées
de la tradition de pensée cartésienne, à commencer par
les notions d’intérieur et d’extérieur.
Garcia Lorca insiste longuement sur la distinction entre d’une part le
duende, et d’autre part l’ange et la muse, qui sont les
figures classiques de l’inspiration artistique : « ange et muse
viennent du dehors.[…] En revanche, le duende, c’est dans les ultimes
demeures du sang qu’il faut le réveiller8 ».
Si l’on est attentif au contexte de son apparition, on s’aperçoit
qu’il est à la fois « dans » l’artiste soliste
et « en dehors » de lui, dans le public. Plus précisément,
il est dans une « région » intervalaire entre le soliste
et les autres ; il prend corps dans un embrasement de son soliste et de son
entourage. Il est là à la façon d’une atmosphère
qui enveloppe, traverse et relie.
Si le duende se donne dans un acte d’allure perceptive, il se perçoit toutefois non pas comme une chose, mais comme une forme en mouvement. Garcia Lorca explique que le duende surgit dans « une suite de formes qui dressent leurs profils sur un présent exact. », « impossible pour lui de se répéter-il importe de le souligner. Le duende ne se répète pas plus que ne se répètent les formes de la mer sous la bourrasque. », il est là dans une présence atmosphérique qui n’est nulle part réifiée.
Garcia Lorca formule que « Le duende est pouvoir
et non œuvre, combat et non pensée9
». Le terme de « pouvoir » renvoie, en opposition à
l’œuvre qui est « chose faite », à une ouverture
pas encore engagée dans une définition, à un rayonnement
sans contours fermés, à une potentialité non thématisée.
Le terme de « combat », en opposition à la pensée,
renvoie à une expérience infra-réflexive et enracinée
dans le corps ; corps qui interagit avec autrui en combattant.
Dans la région où le duende prend vie, les notions d’intérieur
et d’extérieur n’ont pas lieu d’être, il s’incarne
dans un corps avant tout relié aux autres et au monde. Ce corps n’a
pas les limites de l’anatomie médicale, de la peau ; n’a
pas de contours fermés et peut s’étendre jusqu’au
ciel, qui est un espace vécu sans contours, mais structuré par
un horizon. Ainsi en témoigne Garcia Lorca lorsqu’il décrit
la figure du chanteur comme s’inscrivant « entre deux grandes
lignes, l’arc-en-ciel à l’extérieur, et le zig-zag
qui serpente dans l’âme10 » .
La corporéité est une coordonnée indispensable
à l’expérience du duende,
le duende n’existe pas sans un corps à habiter : «
Tous les arts sont susceptibles de duende, mais là où il se
déploie le plus librement, c’est, naturellement, dans la musique,
dans la danse et dans la poésie déclamée, parce que ces
arts ont besoin d’un corps vivant qui les interprète[…]
11» .
Le duende entrelace l’esprit et le corps à la façon dont
Merleau-Ponty utilise le terme d’expression. Pour Merleau-Ponty, ce concept
décrit le passage réciproque d’un intérieur
vers un extérieur et d’un extérieur vers un intérieur,
ou d’un mouvement réciproque de sortir de soi et de rentrer en
soi. L’expression est « une opération primordiale de
signification où l’exprimé n’existe pas à part
de l’expression12 » Il n’y a de signification
qu’incarnée dans un corps, il n’y a de sens qu’exprimé.
Si bien que le fait de séparer le corps de l’idée n’est
qu’une rationalisation après-coup qui substitue à l’expérience
brute une représentation théorique du monde.
Cette idéalité exprimée par le corps dans le duende est fondamentalement une idéalité de la vie quotidienne. Si l’on apprend aux enfants espagnols que le duende se cache dans la maison, alors leur regard va se mettre à guetter quelque chose d’invisible et de magique qui se trouve, non pas dans les objets de leur maison, mais entre les objets… Ce minuscule décalage du regard qui fait voir non plus les objets positifs, mais l’intervalle entre les choses, les marges, l’horizon des choses, bouleverse le mode de pensée cartésien, de la même façon que sont dépassées dans le duende la séparation entre l’intérieur et l’extérieur, ou la séparation entre le corps et l’esprit13. Le duende, personnifié en esprit malicieux et caché de l’intimité quotidienne, semble être le même que celui qui est amené à la visibilité, de façon tout à fait ponctuelle, lors des représentations de flamenco, drapé dans les moyens visibles que sont les gestes des danseuses et les voix des chanteurs.
Le langage de Merleau-Ponty nous est d’une grande aide pour préciser ce qui se dévoile à travers le duende ; en particulier le langage qu’il développe dans sa dernière œuvre, publiée en 1964, « Le visible et l’invisible », qui témoigne de son « tournant ontologique ». Le cheminement qui le conduit au vocabulaire de visible et d’invisible, est guidé par le vœu de dépasser les oppositions classiques de la pensée occidentale : oppositions entre le sujet et l’objet, ou entre la conscience et le monde. Il en vient alors à décrire l’entrelacs, le chiasme, du visible et de l’invisible.
Pour Merleau-Ponty, il y a « à reconnaître une idéalité qui n’est pas étrangère à la chair, qui lui donne ses axes, sa profondeur, ses dimensions14 ».
Il y a une idéalité doublant la sensation corporelle. Cette idéalité est bien différente des idées pures de la science ou de la philosophie puisqu’elle ne peut pas être appréhendée hors du sensible. Il s’agit bien, pourtant, d’une idéalité rigoureuse, qui permet que « les moments de la sonate, les fragments du champ lumineux, adhèrent l’un à l’autre par une cohésion sans concept, qui est du même type que la cohésion des parties de mon corps, ou de celle de mon corps et du monde[…] 15».
Cette idéalité appartient au champ de l’invisible.
L’armature invisible du sensible peut s’entrevoir dans l’expérience de « la main touchée–touchante », déjà étudiée par Husserl . Quand ma main droite touche ma main gauche, alors ma main droite est à la fois activité touchante et passivité touchée dans le creux de sa paume. Le passage de l’une à l’autre de ces sensations est possible par un déplacement de l’attention16. Ainsi, le corps a une propension à nous donner des sensations doubles, il manifeste une réversibilité . Mais le moment où l’on bascule de la première sensation à la seconde ne peut pas être vécu positivement ; donc cette réversibilité est toujours imminente, en sursis, elle comporte un « hiatus », un « bougé ». L’expérience sensible comporte une charnière de non-coïncidence, « irrémédiablement cachée17 » , ce qui ne dissout pas pour autant la cohérence de l’expérience. Cette « charnière » permet de penser une idée ou une essence du sensible qui en est la profondeur ; l’idée n’est donc plus l’objet (ou le noème) d’une conscience (ou d’une subjectivité en acte), mais la profondeur du sensible.
L’invisible est en relation chiasmatique avec le visible, l’invisible n’est connaissable que par des moyens visibles, comme le duende par le geste de la danseuse18 . Pour Merleau-Ponty, « il n’y a pas de vision sans écran : les idées dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n’avions pas de corps et pas de sensibilité, c’est alors qu’elles nous seraient invisibles », « elles sont en transparence derrière le sensible, ou en son cœur19 ».
Marcel Proust nous donne une multitude d’exemples de ces invisibles20. Notamment, dans « Le temps retrouvé », à l’instant où il éprouve la raideur du tissu empesé d’une serviette essuyant sa bouche, il se souvient d’un moment vécu à Balbec et, en même temps, accède aux notions de « l’odeur (de la chambre), de la vitesse (du vent), du désir (de déjeuner), de l’incertitude (entre les diverses promenades), tout cela étant attaché à la sensation du linge comme les mille ailes des anges qui font mille tours à la minute21 ».
L’opposition des termes invisible et visible prolonge l’opposition entre l’essence et l’existence, ou entre l’idée et le fait. Mais cette prolongation est un renouvellement radical, qui dépasse précisemment le rapport d’opposition car il s’agit de critiquer la prétention de séparer l’expérience de l’essence, ou la variation de l’invariant. Cette séparation aboutit, dans la pensée réflexive, à poser, « en face » de l’esprit, le monde réduit à son schéma intelligible, balayant ainsi toute question portant sur leur rapport, qui est désormais de corrélation pure. L’effort de Merleau-Ponty vise à penser ce rapport sous la forme d’un « enjambement » de l’esprit sur le monde et/ou du monde sur l’esprit22 , d’un engrènement du corps et de l’esprit.
Si l’on considère maintenant le touchant, le tangible et la « charnière » qui les articule, alors ce que Merleau-Ponty nomme « la chair » est « ce cycle entier et non pas seulement l’inhérence en un ceci individué spatio-temporellement23 ». La notion de chair s’installe dans l’étoffe commune du corps et du monde. La chair désigne d’un même mouvement : l’être ambigu de notre corps (tangible et touchant), l’être ambigu du monde (visible et invisible), et l’indivision de l’être du corps et de l’être du monde, puisqu’entre ma chair et celle du monde, il y a « correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors24 » . Il y a enveloppement réciproque, ou chiasme, entre ma chair et celle du monde.
A travers l’expérience du duende, s’est dévoilée
une organisation générale du monde, en tant que monde que nous
rencontrons avec notre corps, avant toute représentation intellectuelle.
Nous pouvons tenter de revenir à l’expérience de la rencontre
psychothérapeutique pour chercher en quoi s’y retrouve ce qui se
dévoile dans l’expérience artistique.
Quand nous parlerons de psychothérapie désormais, nous la considèrerons
comme une situation aménagée de rencontre entre personnes parlantes.
Ce qui surgit alors comme structure essentielle à l’art et à
la psychothérapie est l’appui sur une sorte de tradition
commune d’où s’échappe, à l’occasion,
une étincelle de nouveauté d’allure magique.
Ces deux expériences reposent sur un cadre aménagé, voire ritualisé. Dans la représentation de flamenco, il y a un lieu commun de rencontre admis tacitement par les participants, des codes propres à une culture commune : des instruments de musiques typiques, des palmas, des jaleos, des thèmes du chant qui reviennent à l’identique de séance en séance (l’amour décu, la tristesse…). De la même façon, selon les orientations théoriques d’un psychothérapeute, on peut penser que certains codes de fonctionnement se mettent en place et il y a toujours, au minimum, un lieu et un moment de rencontre fixés, revenant à l’identique selon un rythme régulier, fondant quelque chose comme une tradition fiable entre les personnes en présence.
D’une part, il se fonde à cette occasion un socle commun, qui soutient une sorte de confiance de base dans la continuité de l’expérience de la rencontre. D’autre part, cette répétitivité, cet accrochage à une situation fixe réalise l’occasion de suspendre le déroulement d’une vie quotidienne irréfléchie, de se positionner, avec quelques points de repères, en marge des évidences quotidiennes. Cette situation permet alors, éventuellement, de laisser surgir quelque chose qui passe d’habitude inaperçu : le duende, jusque là caché dans la maison, peut se montrer ; le lapsus, qui aurait été noyé dans le brouhaha de la rue, peut, en présence de l’oreille d’un psychanalyste pour le « réfléchir », être mis au travail ; l’expérience peut se porter « au-delà » d’elle-même…
Pour appuyer cette comparaison entre expérience artistique et psychothérapie, on peut évoquer Winnicott qui avec son concept d’aire transitionnelle lie l’expérience originaire enfantine de la relation à autrui et au monde, l’expérience culturelle et l’expérience psychothérapeutique.
Rappelons que Winnicott a découvert l’aire transitionnelle en
observant l’usage que les enfants faisaient d’un objet particulier,
paradoxal, nommé « objet transitionnel » utilisé
au moment de s’endormir notamment.
Cet objet est incarné, par exemple, dans un tissu investi d’une
préférence (ou dans un geste, une chanson qui sont des incarnations
non réifiées…). Selon Winnicott, l’objet transitionnel
est utilisé comme relevant à la fois du « moi »
et du « non-moi », de la « réalité
intérieure » et de la « réalité externe»,
sans qu’il soit demandé à l’enfant de statuer sur
l’objet en question25 . On peut considérer que l’aire
transitionnelle est un registre d’expérience où les notions
d’ « intérieur » et d’ « extérieur
» ne sont pas encore posées.
Or, pour Winnicott , il y a continuité entre le type d’expérience qui s’inaugure chez l’enfant et certains moments de l’expérience adulte. Pour lui « Il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là aux expériences culturelles26 » et « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute27 » . Finalement, l’aire transitionnelle semble correspondre, comme le chiasme de la chair, à la métaphore spatiale d’un registre d’expérience quotidienne dans lequel nous nous sentons « pris dans » un monde, ou « en résonance » avec un monde, dont nous ne nous distinguons pas aussi nettement que dans la pensée réflexive.
Ce registre d’expérience fonctionne selon les caractéristiques du jeu, traduction du terme « playing », qui désigne, en anglais, en jeu « en train de » se faire, libre, créatif, par opposition à « game », qui est un jeu organisé à l’avance. Cette opposition du jeu libre au jeu réglé permet d’aborder sous un nouvel angle le deuxième point de comparaison entre expérience artistique et psychothérapie, à savoir le vécu de surprise. L’attitude qui permet de se laisser surprendre est attitude de jeu libre, au sens du mot playing ; attitude qui est comparable à celle de l’improvisation artistique, au cours de laquelle le sens se construit en direct, au fur et à mesure, dans une forme d’existence labile, se déployant. Il est intéressant d’entendre le mot surprise comme un « au-delà » de la prise , car alors on désigne un champ qui est en marge la prise objective28. Et on comprend que l’attitude permettant le jaillissement d’une surprise est attitude non objectivante.
Si l’on ose reprendre maintenant le vocabulaire de Merleau-Ponty pour parler de la psychothérapie, on pourrait dire qu’il y a, en marge du discours, en marge de la positivité du langage discursif, un ourlet invisible, qui peut-être amené à la visibilité si l’on est prêt à l’apercevoir. Cette formulation est un peu floue, un peu poétique, mais il ne peut pas en être autrement car cet ourlet invisible ne se dit pas en langage scientifique, pour lequel il ne constitue que du bruit. Le langage scientifique étant plus attentif au signal (positif) qu’au bruit qui l’entoure, le bruit constitue une espèce de « déchet », ou, pour filer la métaphore couturière, une « chute » de tissu d’expérience.
Le langage poétique évoque le bruit avec plus de plénitude.
C’est peut-être ce qui explique cette récurrence du vocabulaire
de la magie car la magie est métaphore d’un champ qui échappe
à la pensée rationnelle, à la pensée sérieuse.
Rappelons-nous que le duende est présence magique ou charme
indiscible. On ne peut donc pas le dire, sinon on le détruirait en voulant
le réifier, mais simplement l’approcher métaphoriquement.
Nous pouvons, à cet égard, nous souvenir de Merleau-Ponty, dans
la « Phénoménologie de la perception », qui
considérait la communication comme un « enchantement »,
une sorte de possession29 . Il s’agissait alors d’exprimer
le fait que, dans la parole, avant de communiquer avec une pensée ou
avec des représentations, on communique avec un sujet parlant et avec
le monde qu’il vise, qui fait partie de son atmosphère.
Cet ourlet invisible s’enracine dans l’intercorporéité de la rencontre, il recouvre le champ du geste, du mouvement. Il ne s’agit pas de l’ordre de la communication non verbale (parce que cela renvoie à un modèle qui sépare d’emblée le verbe du corps), mais de ce qui est geste y compris dans l’acte de parole : l’intonation, l’inflexion de voix, le rythme des phrases… ; ce qui est, dans la parole, de la forme en mouvement, du geste comme chose en gestation30… Pour rassembler ce registre sous un seul terme, il s’agit du style, au sens où Merleau-Ponty l’entend quand il écrit « la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel31 »
Eclairer le champ du style et le voir comme un ourlet invisible de notre expérience visible, c’est lui accorder une sorte de dignité en reconnaissant qu’on peut y saisir une essence. Ce qui s’accorde d’ailleurs parfaitement avec la citation célèbre de Buffon : « Le style, c’est l’homme32 » .
L’exemple clinique le plus parlant, à cet égard, est ce que l’on nomme la bizzarerie dans la clinique de la schizophrénie. La bizzarerie est atmosphérique, non réifiable, elle se donne dans l’immédiateté incarnée d’une rencontre, et, en même temps, renvoie à une structure de l’existence schizophrénique33 . Comme la bizzarerie est admise dans la sémiologie classique de la schizophrénie, cet exemple pourrait nous faire croire que l’éclairage du style d’une rencontre sert une démarche diagnostique, alors qu’il s’agit plutôt de nous sensibiliser à comment est configuré le rapport au monde pour autrui afin de lui permettre de se surprendre lui-même dans son propre style, comme se surprend lui-même l’artiste emporté par le duende.
L’intérêt d’une démarche phénoménologique en psychiatrie consiste tout d’abord à jouer un rôle de régulation critique vis à vis des différents discours théoriques et des différentes visées entre lesquelles le psychiatre est en tension. Notamment, il permet d’être moins dupe d’un modèle médical fort qui repose sur des pré-supposés cartésiens, et qui pourrait oublier sa dépendance à un rapport irréfléchi au monde duquel il tire certains aspects de sa sémiologie, la bizzarerie étant un exemple paradigmatique.
Par ailleurs, une telle démarche permet de replacer la psychiatrie sur « un rayon de monde », selon l’expression de Merleau-Ponty, et de se rendre compte que des phénomènes qui s’éprouvent dans notre champ spécialisé, comme l’effet de l’humour ou de la parole poétique en psychothérapie, sont des formes individualisées de structures d’expériences qui débordent notre champ, où se retrouvent la corporéité et le plaisir ludique.
D’avoir éclairé le registre du style et du geste enfin, a été l’occasion de valoriser l’aspect aspécifique de la rencontre comme source d’une potentialité de changement. Le style est le creuset d’une parole qui dit quelque chose de nouveau en s’enracinant dans un partage émotionnel, d’une « parole parlante » qui ouvre un nouvel horizon. Ceci permet d’imaginer une psychothérapie qui se conduirait sans explicitation thématique. Ou plutôt, ceci permet de dire qu’une explication ou une interprétation qui s’abstrait du style de la rencontre est vouée soit à rester « lettre morte » pour celui qui la reçoit, soit à dominer l’autre par l’endoctrinement.
J. A
Dernière mise à jour
8/09/10
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