Jean-Michel Thurin ©
Nous avons présenté ci-dessus une approche de la complexité qui permet d'ouvrir l'accès à la causalité, non seulement dans le registre de la psychopathologie, mais aussi dans celui de l'action thérapeutique. Est-elle applicable au champ clinique ? Deux études de cas vont nous permettre de le montrer. Ces études partagent un trait commun. Les enfants autistes dont la psychothérapie a été suivie au cours d'une année présentent l'un et l'autre des troubles de la modulation affective et émotionnelle. Les thérapeutes ont souligné leur importance dans la formulation de cas.
Y086, 11 ans, est entré à l'unité de jour en 2005. Il a eu plusieurs prises en charge corporelles avant qu'une indication de packs soit posée, suite à une augmentation de son agitation. Les packs ont donc commencé 3 ans après son entrée à l'unité de jour. Les séances ont eu lieu à un rythme de deux fois par semaine et elles ont duré plus de 2 ans. Elles se sont arrêtées avec le départ de l’enfant vers une autre institution. À son entrée dans l’étude, il est noté que l’enfant présente un trouble de la régulation émotionnelle depuis la toute petite enfance, ainsi qu’un trouble des interactions précoces. Des troubles métaboliques et une consanguinité parentale sont également signalés. Le niveau actuel de développement de Y086 est dysharmonieux. Il est autonome pour l’habillage, l’alimentation et la toilette. Sa motricité est au niveau de celle d’un enfant de 3 ans environ. Il présente une instabilité motrice et émotionnelle, une auto et hétéro agressivité avec atteinte de l’intégrité corporelle, une intolérance à la frustration. Son mécanisme de défense privilégié est la projection.
Y086 part d’un score assez élevé à l’ECAR (48) qui se réduit peu (42) à 1 an. Il a 6 acquisitions au départ, mais seules 4 d’entre-elles sont confirmées à un an. C’est un enfant qui a des troubles graves depuis la toute petite enfance. Il est noté dans la formulation de cas à un an que l’enfant sort de son repli autistique et qu’il a un niveau global de développement de l’âge de 2 ans environ. Les modérateurs cotés 1 sont le retard de prise en charge initiale, une comorbidité somatique, le contexte de développement précoce difficile, l’absence de soutien familial de la thérapie et l’absence de scolarisation (IG = 5).
Fig 04 : Présentations synthétiques et sous forme de graphiques du processus de changement de l’enfant Y086 au cours de l’année d’étude intensive de son cas.
Fig 04_2. Comparaison début-un an des mesures à l'ECA-R et des fonctionnements relatifs à l'intolérance au changement et à la frustration.
Fig 04_3. Application de la méthdologie "facteurs de risque" à la description du symptôme d'appel et de son contexte, et de l'action thérapeutique orientée sur le syndrome autistique
Fig 04_4. Explications concernant le graphique "facteurs de risque" et formulation de cas à 1 an.
Dans ce modèle, nous partons d’une action thérapeutique relative aux problèmes “intolérance à la frustration et aux changements“ et “instabilité motrice et émotionnelle“. Ces deux problèmes sont notés dans la première FC de la thérapeute et de ses pairs. D’autres caractéristiques de la situation fonctionnelle de Y086 sont précisées par les instruments : l’angoisse et la tension nerveuse qui s’expriment dans sa relation avec le monde et son état émotionnel.
Une question se pose à ce stade, l'action thérapeutique qui se dessine à partir des énoncés du CPQ intervient-elle sur les variables causales profondes de ces troubles, variables causales qui peuvent être éclairées par les facteurs déclenchants, sans s’y identifier. Comment définir les variables causales de l’instabilité motrice et émotionnelle et l’intolérance à la frustration et aux changements ?
Suivant Ph. Mazet,
“On rencontre dans le TDAH [dont certains traits de proximité avec l’autisme sont fréquemment soulignés] deux types d’instabilité psychomotrice : un état d’incontrôle émotionnel (avec hypotonie) permettant à l’enfant, à travers son trouble, de mieux percevoir son corps, et un état tensionnel (avec hypercontrôle) avec survenue par moments d’explosion, de faillite du système de contention. Il faut souligner là l’importance de l’école française. [La description de Y086 renvoie à ce second type.]
Les approches psychodynamiques psychanalytiques considèrent que les mécanismes psychopathologiques interviennent au cours du développement dans l’investissement du corps et du mouvement, au détriment de la pensée. Les causes avancées de ce dysfonctionnement sont notamment : un déficit dans le holding maternel (Winnicott), un mécanisme défensif autour de la position dépressive (Klein), une défaillance des capacités de représentation et de symbolisation, une atteinte des assises narcissiques.
Les autres approches psychologiques font intervenir les liens d’attachement et le sentiment d’insécurité interne, l’atteinte de l’estime de soi, les troubles dans la construction du sentiment de soi, du Soi“.
Le CPQ permet de distinguer les éléments les plus caractéristiques de l’action thérapeutique, observés à 2, 6 et 12 mois. L’attitude générale du thérapeute est une implication affective, une forte sensibilité aux sentiments de l’enfant, et une adaptation à l’enfant quand l’interaction est difficile. À 2 mois, il encourage l’enfant à s’exprimer, commente, reformule, interprète, fait des liens ; à 6 mois, il est directement rassurant, il souligne les sentiments de l’enfant pour qu’il puisse les éprouver davantage, tout en l’aidant à les contrôler ; à 12 mois, il fait des liens entre les sentiments de l’enfant et ce qu’il vit, il clarifie, redit ou reformule ce qu’exprime l’enfant. Son action spécifique se déroule donc dans une perspective de développement qui part de l'exp&érience de l'enfant et associe la communication et le langage d’une part, l’expression émotionnelle d’autre part.
À un an, l’enfant communique de façon affective, est proche de ses sentiments ; il n’est plus timide et embarrassé. Il est actif et la confiance a remplacé la méfiance initiale. Le langage est en voie d’apparition (articulation de 2 mots, organisation grammaticale, perfectionnement de la prosodie). Il exprime son hétéro-agressivité et fait des colères. Il est provocateur, teste les limites avec le thérapeute et exprime son ambivalence envers lui ... il a du mal à quitter la séance. Il traverse des moments de toute puissance.
Nous pouvons concevoir l’hypothèse que trois mécanismes issus du traitement ont agi sur les variables causales : (1) l’amélioration de la sécurité interne et la construction de la confiance ; (2) une affirmation vis-à-vis de l’autre représenté par le thérapeute (dit non, est exigeant, provocateur, n’est plus timide et embarrassé) ; cette affirmation se répercute sur le sentiment de soi et sa construction/consolidation ; (3) l’expression affective et le rapprochement de ses sentiments. ll ne cherche pas à contrôler ses sentiments ou ses impulsions et bénéficie sans doute de l’effet du meilleur ajustement des parents aux difficultés de leur enfant.
Au total, on constate à T12 une évolution importante de l’enfant dans ses rapports aux autres et à lui même. En revanche, l’intolérance au changement et à la frustration reste cotée à 3 à l’ECA-r, ainsi que l’agitation turbulence et l’hétéro-agressivité (à noter toutefois une réduction des 3 scores à T2). Il manifeste des envies destructrices vis-à-vis des autres, exprime une certaine toute-puissance infantile avec besoin de possession maîtrisante (items cotés 2 et 3 à l’EPCA). La difficulté de communiquer se maintient (sauf sous l’angle de colères dirigées). Au niveau émotionnel, il a la capacité de se recentrer en écoutant de la musique et en chantant.
L’évolution de ce cas fait bien apparaître la différence entre le symptôme manifeste, dont les manifestations peuvent laisser penser que la cause en est superficielle, et l’organisation de l’enfant dans son rapport à l’autre, et par effet réciproque à lui-même. Y086 prend de la sécurité et de l’assurance dans sa possibilité de se manifester, d’exprimer ses sentiments ambivalents et de contester la toute puissance de l’autre. Il y a un dégel de son expression affective et un progrès dans le langage ... mais guère dans sa capacité de supporter la frustration qui doit impliquer des mécanismes qui n’ont pas [encore] été activés dans la séquence étudiée.
Suivant la méthodologie des facteurs de risque appliquée aux processus de changement développemental (Kazdin et al. 1997, Kraemer et al. 2001), plusieurs considérations sous-tendent la mise en oeuvre et l'efficacité de la psychothérapie individuelle d'un patient complexe :
Concrètement, comment ces différents aspects peuvent-ils être abordés ? Nous en prenons, pour exemple, le processus de la psychothérapie de Y078.
Y078, 9 ans, a eu une consultation précoce (2 ans), mais c'est un bilan vers 6 ans qui relate un score à la CARS-T à 38 (syndrome autistique moyen) et des retards importants au niveau du développement (langage inexistant, communication, socialisation...). La psychothérapie débute lorsqu’il a 7 ans 1/2, au rythme d'une séance par semaine en libéral (contrainte budgétaire). Il est alors en IME. Lorsqu'il entre dans l'étude, à 9 ans, il sait s’habiller et se déshabiller.
Au début de la psychothérapie, Y078 était très violent envers sa mère. Il la frappait très violemment, ainsi que les autres membres de la famille. Il était intolérant à toute forme de limitation, de frustration. Il avait des couches jour et nuit, ne parlait pas, quelques syllabes simplement. Il utilisait la main de l’adulte pour avoir ce qu’il voulait. C’est la première fois qu’il a un suivi de psychothérapie individuelle avec une psychologue.
Les parents sont très ouverts à tout ce qui peut être proposé pour leur enfant. Ils rencontrent la thérapeute régulièrement. Antérieurement à sa psychothérapie, il était dans un hôpital de jour et était suivi en psychomotricité et en orthophonie. L’orthophonie a repris sur l’incitation de la psychothérapeute actuelle.
Y078 part d’un score élevé à l’ECA-r (53) qui se réduit beaucoup à 12 mois. Il a 10 acquisitions au début de l’évaluation et 11 à 1 an. Les aptitudes non acquises sont les suivantes : Stade du miroir, Perfectionnement de la prosodie et Notion d’écoulement du temps.
Concernant les 10 modérateurs observés :
1) âge de prise en charge : première consultation à 2 ans, mais bilan vers 6 ans et début de psychothérapie à 9 ans ;
2) Contexte somatique : convulsions hyperthermiques à 4 ans ; torticolis congénital ;
3) Contexte de développement précoce : contexte difficile, son grand père est en train de mourir, ce qui affecte beaucoup sa mère (très déprimée). La fin de vie du grand-père dure 2 ans après la naissance ;
4) Contexte traumatique précoce : grossesse difficile, oeuf décollé du placenta, prématurité, suspicion de nanisme ; Grand père mourant qui geint... ;
(5) Soutien familial : bon soutien des parents qui font ce qu'ils peuvent ;
(6) Relations psychosociales : RAS. Il a été gardé par sa mère jusqu'à l'âge de 3 ans, mais ensuite, école, etc. ;
(7) Soutien des parents à la psychothérapie : les parents soutiennent la psychothérapie et sont très ouverts à ce qui peut être proposé pour leur enfant ; la thérapeute rencontre les parents environ tous les 2 mois ;
(8) Plateau technique : bon. 1 séance de psychothérapie psychodynamique / semaine en libéral ; la thérapeute en souhaiterait 2, mais c’est financièrement impossible ; 1 séance d'orthophonie en libéral/semaine ; participe à des ateliers : trampoline, ferme pédagogique et vélo ; Il est en IME ;
(9) Scolarité : dans l’IME ;
10) Pas de comorbidité psychique. (IG = 3).
Outre le début tardif de la thérapie, malgré un dépistage et un bilan précoces, les modérateurs pouvant avoir un effet négatif sur la psychothérapie de Y078 sont les suivants : comorbidité somatique, contexte de développement précoce difficile et contexte traumatique précoce.
Fig 05 : Présentations synthétiques et sous forme de graphiques du processus de changement de l’enfant Y078 au cours de l’année d’étude intensive de son cas.
Fig 05_2. Comparaison début-un an des mesures à l'ECA-R et des fonctionnements relatifs à l'intolérance au changement et à la frustration, ainsi qu'à l'auto et hétéro agressivité.
Fig 05_3. Application de la méthdologie "facteurs de risque" à la description du symptôme d'appel et de son contexte, et de l'action thérapeutique orientée sur le syndrome autistique. Début d'intégration des mécanismes.
Fig 05_4. Explications concernant le graphique "facteurs de risque" et formulation de cas à 1 an.
Dernière mise à jour :
29 juillet 2018
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