Caractériser et Comprendre le Processus de Changement d’une Psychothérapie Complexe *

Modélisation des processus, mécanismes et conditions des changements associés à la psychothérapie de 66 enfants et adolescents présentant des troubles du spectre autistique

Jean-Michel Thurin ©

Chapitre 2

2.2. Quel statut donner à la théorie dans la recherche ?

La théorie a un statut particulier dans la recherche en psychothérapie. La référence aux théories qui structurent le champ des psychothérapies est une base indispensable pour penser et sélectionner des variables pertinentes avec l’objet de la recherche. Elle peut être, en particulier, un moyen de sélectionner les médiateurs et les modérateurs potentiellement explicatifs du changement, ce qui évite d’aboutir à des choses triviales ou insensées. Mais ces théories n'introduisent pas toujours les éléments nécessaires pour décrire les variables impliquées dans le processus de changement et les conditions dans lesquelles elles contribuent à l'efficacité recherchée.

Sélectionner des variables pertinentes avec l’objet de la recherche

Il devrait y avoir une raison et une justification, une certaine plausibilité biologique et psychologique, dans la sélection des variables à considérer comme des modérateurs et des médiateurs potentiels, et une attention à leur validité et fiabilité (Kraemer et al. 2002). Il faut aussi être attentif au fait que la théorie peut constituer un biais de sélection par rapport à ce que l’on entend et comprend d’un cas (Messer 2007).

Il existe une démarche complémentaire, décrite par Kazdin et al. 1997 et 1998, qui est de mettre en relation de la théorie et la recherche causale. La parcimonie guide la théorie et la recherche, de sorte que c’est le plus petit nombre de variables et les explications les plus nécessaires pour tenir compte des phénomènes complexes qui sont incluses. Ainsi, les relations causales simples ne sont pas exclues. Cependant, comme la théorie et la recherche ont englobé des phénomènes plus complexes, la parcimonie doit prendre en compte des relations plus complexes et apprécier leurs influences au niveau des systèmes impliqués. Dans le cas de la psychopathologie, une approche des facteurs de risques reconnaît volontiers les influences multiples que l’on retrouve à différents niveaux d'analyse (par exemple, les prédicteurs biologiques d’états psychologiques tels que le sommeil et la dépression) et comment ils sont influencés par des facteurs environnementaux (par exemple, le stress) (Thurin 2016b).

Une étape préliminaire, souvent issue d’une conceptualisation théorique de référence, est fournie par les corrélats. Cependant, ils ne permettent pas de distinguer ce qui constitue la cause et la conséquence (p. ex., le stress comme antécédent de l'anxiété ou l'anxiété comme antécédent du stress). Cet aspect peut être abordé à partir de la chronologie, d'une analyse du contexte (p.ex., un déménagement, une naissance, un attachement excessif, des difficultés socioéconomiques familiales) et par la coexistence d’autre signes (p.ex. l’hypervigilance) qui peuvent permettre de situer l’élément déclenchant d’une manifestation pathologique (p.e., le rappel d'un événement traumatique). C’est une première étape pour préciser la façon dont l’action thérapeutique peut être mise en oeuvre.

Dans un second temps, on teste l’effet relatif des différents composants de cette action. Les marqueurs peuvent être utiles pour signaler l’évolution (p.e., l’enfant n’est plus inquiété par l’absence de sa mère pendant les séances, il intègre la thérapeute dans son jeu). Cette seconde partie peut poser des problèmes statistiques au niveau des composants les plus spécifiques, dans la mesure où ils sont exceptionnellement activés au même moment dans les différents cas et que différents chemins peuvent conduire à un résultat similaire. En revanche, la méthode est, en elle même, utilisable au niveau du cas individuel en mettant en relation la cotation que l’on devrait trouver pour un ingrédient donné avec la situation de l’enfant, telle que l’on peut la concevoir à partir des nombreuses informations issues de la formulation de cas et des instruments dont on dispose.

En résumé, dans la situation de départ (telle qu’elle peut être synthétisée par la formulation de cas et les mesures qui l’accompagnent), les manifestations pathologiques (comportements, symptômes), constituent le résultat d’un ensemble de facteurs (de risque) qui les ont précédées et qui restent potentiellement actifs. Le facteur déclenchant se rapporte généralement à une vulnérabilité voire un déficit (p. ex., un soi mal structuré (Schore 2009), un déficit de structuration de l’image du corps (Thurin & Haag 2012). Cela constitue une partie de la chaine causale « dysfonctionnements -> manifestations pathologiques ». La situation d’arrivée (les résultats) peut être abordée comme le produit des actions thérapeutiques qui ont accompagné et suscité le développement de la structuration ou de la représentation de soi et l’amélioration des relations interpersonnelles. Leur définition constitue une ébauche de la chaîne causale 2 de « suspension du risque -> reprise du cycle développemental». Cet aspect est décrit dans la partie "application" de la thèse.

Du modèle conceptuel au processus causal

- L’article de Kazdin & Kendall 1998 décrit comment, partant de la théorie (un modèle conceptuel du dysfonctionnement psychique, qui peut être étendu ou circonscrit) (étape 1), on cherche à en définir le processus causal à partir de corrélations observées, ou mieux du processus de son déroulement (déclenchement, éléments (p.e. cognitifs) qui y participent) (étape 2). Sur ces bases, le traitement dont le trouble pourrait bénéficier est conceptualisé (étape 3). Ses axes principaux sont définis, opérationnalisés ; ils deviennent des hypothèses (étape 4). Ces hypothèses sont secondairement testées à partir de divers protocoles (études non contrôlées, études de cas individuels, essais cliniques complets, études comparatives de résultats) et types d’études (démantèlement, études paramétriques (étape 5). On teste alors le processus en recherchant si les techniques, méthodes, procédures appliquées dans le traitement actuel affectent les processus qui sont essentiels pour le modèle. Sont-elles en cohérence avec le but recherché ? Quel en a été l'effet ? (étape 6). À cela s'ajoute la recherche des modérateurs et de leur effet potentiel. Cela peut conduire à une validation de la théorie, mais aussi à situer les limites de son application (étape 7).

- L’article de Kazdin 2007 confirme qu’il n'est plus suffisant de fournir des vues conceptuelles globales (par exemple psychodynamiques, cognitives ou familiales) qui favorisent une approche thérapeutique ou une orientation vers ce qu'il faut faire pendant les séances. Au contraire, pour assurer le progrès, des modèles conceptuels spécifiques sont nécessaires pour expliquer les processus responsables du changement thérapeutique. Le but de la recherche est de se terminer par la compréhension de la façon dont la thérapie marche. Cet objectif peut être atteint à partir des hypothèses et des théories que génère la recherche, en plus des hypothèses qu’elle teste. Il y a beaucoup trop peu de recherches qui se concentrent sur la génération d'hypothèses à partir de l'observation attentive et de la construction d'une théorie qui peut être testée (Kazdin 2003, McGuire 1997). L’utilisation de la théorie comme guide fait partie des recommandations pour la recherche.

Commentaire : à partir des informations socio-familiales qui complètent l’observation des dysfonctionnements de l’enfant et de leur évolution, il est possible de concevoir une théorie [partielle] en modélisant et traçant le chemin des facteurs qui sont susceptibles d’intervenir sur leur production et sur leur réduction ou sédation. C’est le travail qui a été engagé dans le séminaire à partir des cas et dont deux exemples sont présentés dans le troisième chapitre. À partir des résultats cliniques, on peut inférer que ces résultats sont eux même associés à des changements physiologiques et biologiques focalisés.

Modèles théoriques centrés sur le déroulement, l’intégration et le suivi

Les différents modèles ci-dessous correspondent à des approches qui sont en phase avec celles qui sont suivies dans les analyses individuelles de cas. Leur présentation est accompagnée d’un commentaire en relation avec les analyses de cas réalisées et les questions rencontrées.

Modèle de l’Analyse de Configuration d'Horowitz, M. J.

Dans son approche, nommée Analyse de Configuration, Horowitz (1986 , 1987 ) articule 3 niveaux.

- Le premier niveau est celui de comportements récurrents organisés autour d'un affect dominant. [par exemple les stéréotypies, le retrait accompagnant l’angoisse ou les crises d’agitation jusqu’au changement].

- Le second niveau est celui des relations sociales. Il inclut: a) l'alliance sociale où les relations réelles sont basées sur les réactions de chaque partie, à partir de l'arrière plan social de l'autre, de ses caractéristiques physiques, intellectuelles, de son goût et de son style, de sa chaleur, et d'autres attributs [la réponse spontanée de l’entourage, pairs, famille, enseignant et la réponse ou réaction de l’enfant]; b) l'alliance thérapeutique ou de travail, avec l'implication et la capacité des deux parties de s'engager dans les stratégies de travail du traitement [la réponse du thérapeute et les interactions avec l’enfant qui l’accompagnent] et c) les modèles de transfert et de contre-transfert, à savoir les réactions positives et négatives de chacun des partenaires envers l'autre, basées sur des modèles de réactions inappropriées qui soulignent des conflits irrésolus [elles sont accessibles via les items du CPQ réunis dans le facteur « Transfert »].

- Le troisième niveau est celui du processus d’élaboration. Il trace la façon dont les événements saillants sont intervenus, examine les événements liés à des attitudes durables, tels que l'image de soi et du monde ; ce qui caractérise les émotions générées quand l'information produite ne correspond pas aux modèles existants ; ce qui spécifie les contrôles et les adaptations (coping et mécanismes de défense) dirigés vers la régulation des émotions et la prise de conscience des idées. [Ici se situent les éléments déclenchants, ainsi que les vulnérabilités notamment développementales identifiées, les mécanismes de défense incluant le retrait, le détournement de l’attention, mais aussi le jeu qui en est déjà une version d’élaboration, ainsi que les techniques adoptées par le thérapeute pour aborder les situations difficiles, comme la théatralisation (Haag)].

L'intégration des différents niveaux se produit alors que les modèles centraux de relation sont spécifiés pour chaque état et que les modalités d’élaboration qui conduisent à des transitions de niveaux sont décrites. Ce cadre permet une segmentation des données du processus. Les variables de processus établies peuvent être rapportées au modèle. Par exemple, les données de l'alliance thérapeutique peuvent être rapportées aux modèles de rôle dans la relation (In Marmar 1990).

Le second article, portant sur la psychothérapie de patients en situation de deuil, montre que les résultats des approches exploratoires versus soutien dépendent de la disposition initiale du patient et du degré d’organisation du concept de soi.

Commentaire : Pour le premier article, les correspondances cliniques et thérapeutiques avec les psychothérapies réalisées dans le cadre du Réseau sont notées entre [ ]. Le second article montre que l’efficacité d’une approche par rapport à une autre dépend des paramètres de motivation et d’organisation du sentiment de soi chez les patients.

Modèle d'Assimilation de Stiles (2001)

Le modèle d’assimilation de Stiles (2001) décrit comment des expériences problématiques (par exemple, des souvenirs traumatiques, des relations dysfonctionnelles) sont abordées, comprises et transformées en ressources qui font le succès d’une psychothérapie. Une série préalable d’études de cas a produit une séquence provisoire d’étapes ou de niveaux que les expériences problématiques semblent traverser. Elles ont été appréhendées à partir de l’Échelle d’assimilation des expériences problématiques (APES ; Stiles 1999) qui distingue les étapes suivantes : (0) dissociation/expression symptomatique, (1) pensées involontaires/évitement actif, (2) conscience vague/émergence, (3) état du problème/clarification, (4) compréhension/insight, (5) application/perlaboration, (6) ressources/solution du problème, (7) intégration/maîtrise. Comme tous les résultats scientifiques, les résultats nécessitent d’être répliqués (extension) et de prendre en compte les variations (addition). Le modèle d’assimilation (assimilation analysis) a ainsi été utilisé pour étudier le processus de changement au cours des séances de thèmes problématiques identifiés. Chaque niveau est caractérisé à la fois par des traits cognitifs et affectifs.

La démarche, qui semble bien convenir aux cliniciens, est la suivante. À partir d’un recueil de données par enregistrement audio et/ou de notes extensives, ils effectuent la recherche suivante : (1) familiarisation et indexation du matériel, par lecture des transcriptions ou écoute très attentive des enregistrements et prise de notes ; (2) identification des thèmes communs et des styles saillants dans le discours du patient [ou le comportement du patient (p.e., au moment de l’angoisse de séparation)]; (3) sélection des passages concernant le développement de chaque thème ; (4) description du processus, qui peut inclure la réplication ou la remise en question des résultats précédents et/ou du modèle et de l’échelle.

Les descriptions sont ainsi construites en relation avec l’ensemble du cas, dans son contexte, plutôt que de façon isolée. Stiles propose également d’appliquer cette approche pour identifier des marqueurs dans le discours [ou dans les comportements] sous la forme de configurations récurrentes [cela peut correspondre aux « émergences développementales temporaires » de l’EPCA, ou bien à des configurations récurrentes liées à à une problématique particulière ] et de suivre leur évolution. Ce travail requiert une grande attention au détail dans le matériel clinique, mais il correspond de fait au travail du clinicien, et il l’aide à formaliser une démarche qui devient un outil de sa pratique. La démarche dans son ensemble nécessite à la fois que la théorie de référence soit explicite et que l’on puisse suivre comment les observations sont liées à cette théorie, et en même temps que cette théorie puisse évoluer sur certains points à partir des observations recueillies.

Commentaire : Cet article décrit une méthode qui permet de suivre dans le temps l’évolution d’une expérience problématique [par exemple, la séparation, la confrontation à un groupe de pairs ou plus généralement à une situation angoissante, ce qui est un problème courant dans la prise en charge des enfants/adolescents souffrant de troubles autistiques]. On y retrouve la logique de « l’analyse de tâche » en y associant une séquence type « étapes d’intégration » qui peuvent être appréciées à partir d’une échelle (l’APES). Un suivi du même ordre peut être conçu à partir des instruments de description clinique du Réseau, dans le double registre des manifestations de crise, des manifestations symptomatiques ou comportementales (comme les stéréotypies), ou de l’expression des mécanismes de défense (comme le retrait). L’APES pourrait être utilisée plus tard, quand l’enfant sera entré dans une étape où le processus de symbolisation peut être directement appréciable. La référence (dans l’article) à la zone proximale de développement de Vygotsky (1985) paraît ici tout à fait pertinente et le suivi des attitudes du thérapeute en relation aux expériences traumatiques de l’enfant est tout à fait essentiel. On peut y ajouter que les voix passent peut être par l'étape intermédiaire de la formulation de l'autre (le thérapeute) qui formule et compense l'absence initiale de langage pour le faire.

Σ
Modèle de Peterson adopté par Fishman (2000, 2013)

Partant du paradigme des traitements validés empiriquement où la thérapie est considérée comme « science appliquée », Fishman (2000, 2013) présente le modèle « enquête disciplinée » de Peterson (1991).

Ce modèle emprunte la perspective d’une démarche longitudinale de suivi par le thérapeute de l’évolution de son patient depuis sa situation de départ jusqu’à une issue satisfaisante de sa thérapie. La figure ci-dessous fait apparaître comment une évaluation peut devenir une expérience de recherche qui pourra être elle-même prise en compte au début d’un autre psychothérapie réalisée par un autre thérapeute (ou le même, se rapportant à son expérience mémorisée aussi par un ensemble de données qui restent disponibles). Un autre modèle est présenté, le CAS, qui est un modèle d’ajustement patient-thérapeute, lequel apporte ses différentes qualités et compétences. Dans ce contexte, « le changement d’environnement interne et externe pour chaque partie influence la possibilité de succès du traitement ». Ce modèle est une extension de celui bien connu de meilleure pratique adopté par l’APA, appelé « Pratique en Psychologie Basée sur l’Evidence ».

Figure 02 : La thérapie comme « investigation disciplinée » (d’après D.R. Peterson, 1991, In Fishman 2013)

La première étape de l’approche individualisée du patient (Composant A de la figure) est l’appréciation de ses problèmes, ainsi que des but de changement (composant D). Elle est orchestrée par les conceptions directrices (heuristiques générales du thérapeute, l’épistémologie, les objectifs, et l’éthique. L’appréciation est également influencée par la connaissance qu’a les praticien des recherches empiriques pertinentes et des exemples de cas similaires dont il se souvient (composant C). L’appréciation permet alors une formulation de la situation du patient et un plan de traitement spécifique, destiné à permettre l’atteinte des buts du patient (Composant E). Cela représente la meilleure compréhension du praticien de ce cas particulier, et à ce stade il va fréquemment recadrer les éléments que le patient a présenté initialement. Après mise en oeuvre du plan de traitement (Composant F), son efficacité réelle à atteindre les buts fixés est évaluée (Composant G).

Commentaire : le modèle de de Peterson est une configuration avec évaluations intermédiaires de la situation de l’enfant. Il se distingue du modèle classique d’application d’une technique soutenue empiriquement, mais ce qui organise l’approche du thérapeute (l’ajustement dynamique de son action à la situation de l’enfant et à son positionnement, associé à la recherche d’une compréhension de ce qui cause l’expression manifeste de ses troubles) n’y est pas présenté explicitement. C’est plutôt la perspective des cliniciens du Réseau au cours du suivi longitudinal sur un an réalisé par les groupes de pairs. Ce qui est important dans ce modèle, c’est la notion que des résultats insatisfaisants doivent pouvoir entraîner un nouveau bilan. L’information d’une divergence d’évolution peut se faire à partir des profils d’évolution de psychothérapies similaires. Elle peut permettre de réaliser une alerte lorsque l’évolution de l’enfant apparaît bloquée.


Dernière mise à jour : 21 juin 2018


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