Caractériser et Comprendre le Processus de Changement d’une Psychothérapie Complexe *

Modélisation des processus, mécanismes et conditions des changements associés à la psychothérapie de 66 enfants et adolescents présentant des troubles du spectre autistique

Jean-Michel Thurin ©

Chapitre 1

1.2. EBM et psychothérapies : développement et questions méthodologiques attenantes

De façon transversale, les années 1980 sont marquées par le développement de l’Evidence-Based Medicine (EBM). La recherche sur les psychothérapies se trouve directement impliquée dans ce mouvement sous l'égide de l’Institut National de Santé Mentale américain (NIMH) et de l'Association Américaine de Psychologie (APA). Le motif primaire de la "Task Force" de 1995, centrée sur la “Promotion et la Dissémination des Procédures Psychologiques“, est de redresser le déséquilibre entre la psychothérapie et les médicaments dans les recommandations de pratique en psychiatrie. La solution préconisée par le NIMH est d’utiliser la même méthode que celle appliquée pour l'efficacité des traitements médicamenteux : la comparaison des résultats d’un traitement expérimental appliqué à un groupe, avec ceux d’un traitement absent ou d’un placebo. En le faisant, elle place les psychothérapies brèves sur la carte psychiatrique. Mais ce positionnement situe également la comparaison dans le cadre de la classification des pathologies psychiatriques, telle qu'elle est appréhendée par le DSM. Elle laisse pour compte une grande partie des patients qui ne réunissent pas les critères de la dépression majeure ou qui peuvent avoir un éventail d'autres symptômes, dont beaucoup reflètent des vulnérabilités partagées.

De façon plus générale, l’orientation de la recherche privilégiée par l’EBM est celle des études expérimentales de résultats à partir d'études comparatives de groupes (les essais randomisés (ECRs)). Ce choix n’est pas sans conséquences. Ces études, précieuses pour apporter des réponses globales sur l'efficacité et construites pour répondre aux principes de l'expérimentation d'interventions simples, rencontrent plusieurs difficultés. Alors que la question initiale de la recherche "La psychothérapie est-elle efficace ?" est franchie sans difficulté, la seconde question "Quelle est l'approche efficace pour tel trouble ? " se heurte rapidement à un double paradoxe : "Comment expliquer que des approches manifestement différentes puissent produire des résultats équivalents ?" et "Comment des techniques a priori strictement identiques peuvent-elles conduire à des résultats différents ?" (Shedler 2010, Elkin et al. 1996).

Après une période d'incertitude, de vérification des mesures et de proposition d'un facteur latent commun (la relation thérapeutique), une partie de la recherche se centre sur les facteurs explicatifs de changement et ses différentes voies (Ablon et Jones 1998), tandis que l’autre partie néglige les problèmes précédents et se consacre essentiellement à la multiplication d'études de résultats en reléguant la question de leur origine.

Un second problème est que, malgré les limites méthodologiques des ECRs et les biais structurels qui les ont souvent caractérisés (Thurin 2016), le développement de l'EBM et l'idéologie qui l'accompagne (Westen, Novotny & Thompson-Brenner 2004 ; Norcross, Beutler et Levant 2005) favorisent cette orientation et renforcent une compétition inter-approches par "marques" (brandnames). Les premières listes de traitements validés empiriquement sont publiées (Chambless et Hollon 1998). Le nombre des ECRs s'accroit ainsi considérablement avec les techniques cognitivo-comportementales, alors qu'il progresse lentement avec les approches psychodynamiques, davantage orientées sur les interventions complexes.

Un troisième problème est le fossé qui se creuse entre les chercheurs et les cliniciens, avec comme effet l’échec de la translation des résultats de la recherche à la pratique. La recherche sur le processus se trouve freinée par la quasi disparition des financements dans ce domaine, mais elle se révèle progressivement incontournable du fait des limites des essais cliniques de groupes et des conditions épistémologiques que requiert une recherche pertinente sur les résultats.

Cette évolution peut être appréhendée à partir des différentes réactions méthodologiques et générales, émanant essentiellement de l’Association Américaine de Psychologie et de chercheurs impliqués dans la recherche en psychothérapie. Ces réactions s’expriment dans de nombreuses publications qui, dans leur évolution, dressent un tableau vivant des progrès de la recherche en dépit des difficultés rencontrées.

L’association Américaine de Psychologie publie simultanément en 1986, dans ses deux principaux journaux American Psychologist (AP) et Journal of Consulting and Clinicat Psychology (JCCP) deux numéros spéciaux consacrés à la recherche en psychothérapie. La publication simultanée des deux numéros spéciaux est destinée à fournir une ressource unique pour les professionnels intéressés par les sujets actuels de la recherche et par leurs implications pour le champ et le soin en général.

Dans le premier, l’éditorial de G. R. VandenBos (1986) fait un historique de l’évolution de la recherche depuis Eysenck et explique que la recherche fondée uniquement sur le « résultat » (ou l’efficacité) devrait être « une chose du passé », être au minimum une recherche de résultat « comparative » et qu’elle devrait inclure une certaine exploration des variables de processus. Il précise que le champ est prêt à se centrer sur une recherche plus pertinente théoriquement et cliniquement utile, en traitant directement le processus de changement au cours de la psychothérapie (Kiesler 1985) . Il précise plus loin que le financement de la recherche en psychothérapie a changé. La perspective plutôt « science fondamentale » du soutien du NIMH 35 ans plus tôt, se trouve désormais remplacée par un objectif « appliqué » dépendant de financements multiples allant du ministère de la défense, à la sécurité sociale, aux assurances et corporations de soin privées, etc. Le numéro de l’AP est centré sur le statut et l’utilisation de la recherche en psychothérapie.

Le JCCP, introduit par Kazdin (1986a), est conçu pour réunir une revue et une discussion des articles qui traitent de questions théoriques et méthodologiques. Ces articles transmettent la pensée actuelle sur les questions de fond, et définissent les orientations futures de la recherche. Dans ce numéro, Kazdin (1986b) aborde les problèmes soulevés par les études comparatives de résultats sous l’angle de la méthodologie, incluant la conceptualisation, la mise en œuvre et l'évaluation des traitements alternatifs ; l'évaluation du processus et des résultats spécifiques au traitement ; et l'évaluation des résultats. L’article traite concrètement ces questions et d’autres en y associant des stratégies et des recommandations pour améliorer l’apport des études comparatives de résultats et atténuer les controverses quant à l'adéquation des démonstrations.

Dans un autre article, Strupp (1986) souligne que la psychothérapie n'est pas une forme de traitement chimique ou "médical". De ce fait, les méthodes de recherche communément utilisées pour établir la "sécurité" et "l'efficacité" des médicaments sont largement inappropriées. Il propose à la place que la psychothérapie soit appréhendée comme une relation humaine spécialisée qu'un thérapeute outillé développe, maintient et gère avec une intention thérapeutique.


Dernière mise à jour : 13 septembre 2018


Matières