Jean-Michel THURIN
Psychiatre, psychanalyste. Paris
jmthurin@techniques-psychotherapiques.org
Publié dans Psychiatries 1991, 92:20-28
En 1920, dans "Au-delà du principe du plaisir", Freud distingue
la peur de l'angoisse et de la frayeur de la façon suivante : "On
considère généralement les mots frayeur, peur, angoisse
comme des synonymes. En quoi on a tort, car rien n'est plus facile que de les
différencier, lorsqu'on les considère dans leurs rapports avec
un danger.
- l'angoisse est un état que l'on peut caractériser comme un état
d'attente de danger, de préparation au danger, connu ou inconnu;
- la peur suppose un objet déterminé en présence duquel
on éprouve ce sentiment;
- quant à la frayeur, elle représente un état que provoque
un danger actuel, auquel on n'était pas préparé: ce qui
la caractérise principalement, c'est la surprise. Je ne crois pas que
l'angoisse soit susceptible de provoquer une angoisse traumatique; il y a dans
l'angoisse quelque chose qui protège contre la frayeur et contre la névrose
qu'elle provoque".
Ces critères distinctifs peuvent être complétés par
le caractère absolu de la peur : le sujet est menacé dans sa globalité,
dans son être, dans vie même. Ceci est particulièrement vrai
pour les peurs psychotiques et psychosomatiques dont je vais vous parler aujourd'hui.
Si le temps de l'angoisse est celui d'une attente et donc du futur, le temps
de la peur est celui d'un présent déjà accompli. Le sujet
est déjà anéanti ou tout au moins son temps est suspendu
par l'objet fout puissant, que ce soit la bouche qui vole dévorer, le
regard qui le juge ou le
méprise, le mot qui le blesse, le départ qui transforme son monde
en chaos et en vide. Son corps et son esprit retrouvent ou éprouvent
dans la peur leur absolue dépendance à l'Autre.
Alors que l'angoisse implique le déplacement et la focalisation d'un
danger imaginaire sur un objet (par exemple, l'enfant a peur des araignées
ou des chevaux) la peur, au contraire, entraîne la généralisation
aux objets du monde d'une situation vécue par le sujet en relation
avec l'Objet. Cette situation le menace désormais globalement dans sa
dimension réelle ou symbolique. Quand la peur psychotique est, en plus,
liée à une chose particulière, celle-ci, comme je le montrerai,
est directement associée par une relation spéculaire au sujet
et à l'objet primordial.
La peur et l'angoisse semblent se rejoindre dans la problématique de la mort et de la castration. Mais, pour ce qui concerne la peur, il ne s'agit pas seulement de perdre une partie essentielle de soi-même ou même la vie. Ce que le sujet perd ou rencontre avec effroi, c'est sa place ou le statut qu'il occupe pour l'autre et dont dépend son être au monde. C'est lui-même qu'il perd ou rencontre dans le corps ou la pensée de l'Autre. Ce qui est en jeu, c'est sa conservation; ce qui se révèle, c'est son insignifiance, sa fonctionnalité ou son absolue solitude.
Si l'angoisse mobilise chez le sujet ses capacités de réponse, la peur est associée à une impossibilité d'agir, soit de façon directement motrice, soit par la parole. La Peur immobilise et rend muet. Inversement, on peut se demander si ce n'est pas l'impossibilité d'acte, et notamment de parole, propre à certaines familles, qui est à l'origine de la structure de la peur, celle-ci se généralisant ensuite à l'ensemble des objets du monde et des situations.
Comme expérience subjective, la peur ne se décrit pas. D'abord,
le sujet parle de "la peur". Ce n'est que quand il va mieux qu'il
peut en exprimer, par contraste, l'intensité: "J'ai moins peur,
c'était une panique, j'étais terrorisé". Souvent la
peur n'est pas seulement accidentelle. Elle
reste chronique ou toujours prête à resurgir, comme si quelque
chose s'était définitivement cassé.
C'est donc dans un deuxième temps que sont abordées l'étendue
de cette peur, ses circonstances d'apparition et ses conséquences.
Généralement, il s'agit d'une peur globale, quelquefois permanente,
peur des gens et de tout, de se déplacer, de sortir, de la nuit, de s'engager
dans le monde...
Quant à ses conditions d'apparition, elles paraissent diverses mais se ramènent en fait à une problématique commune : celle de la permanence de l'être lorsque se bouleversent ses rapports au monde extérieur, à autrui et à ses pulsions.
Je distinguerai ainsi trois situations types de déclenchement de la
peur, en précisant immédiatement qu'elles sont très souvent
associées :
Les circonstances de la vie font que le sujet passe d'un monde à un autre.
Il doit quitter un certain espace que l'on peut qualifier d'intérieur
ou de stable et rencontrer l'inconnu extérieur.
A la peur s'ajoutent alors : soit une sensation d'arrachement, de vide et de
froid, un sentiment d'abandon, de détresse et d'agression, là,
nous sommes dans le champ de la psychosomatique ; soit une impression d'hostilité
générale et de jugement sans appel vis-à-vis desquels le
sentiment d'impuissance est à la hauteur de celui de la haine. En même
temps, se produit une impression de décalage, "de n'être pas
comme les autres". Nous sommes dans le champ de la psychose.
Ce monde intérieur, garant de l'intégrité et protecteur,
constitue en fait un espace où est maintenue la relation du sujet (et
sa dépendance) à l'Objet primordial.
Il est constitué: ici par la présence d'une personne, d'un animal
ou d'un agencement de choses (psychosomatique) ; là, par une langue,
un ensemble de mots et de règles qui identifient, de façon binaire,
le sujet et les objets à certaines qualités: bon-mauvais, bien-mal,
méchant-gentil. Il ne s'agit pas d'une simple délimitation ; il
ya,contenues dans ce jugement, une inscription et la capacité illusoire
d'être aimé par l'autre (psychose).
Il faut bien saisir ici que pour le psychosomatique, son attachement à
la stabilité des choses est directement lié au désinvestissement
du langage parlé et affective dons lequel i/ a vécu précocément.
Pour le psychotique, c'est l'inverse.
L'être des choses, ce sont les mots.
La limite de ce monde virtuel, identitaire, est généralement
marquée par l'absence d'appui et de repères que ressent le sujet
lorsqu'il s'éloigne de l'Objet primordial (ou de ses substituts) ou qu'il
le perd.
Mais elle est aussi souvent située concrètement: par le bout du
village, de la rue, les murs d'un appartement ou d'une pièce; ou encore,
par l'appartenance à un groupe.
Toutes sortes d'intermédiaires peuvent se rencontrer qui permettent
au sujet d'établir certaines limites etdistances dans le réel,
par rapport à la toute puissance de l'Autre, tout en restantdans son
espace protecteur. La peur ponctuera alors tantôt la distanciation, tantôt
l'effraction
voir suite).
Ainsi, on peut dire que c'est un ensemble de qualités sensorielles (psychosomatique)
ou un discours particulier (psychose), représentants de l'Objet primordial,
qui, à défaut d'un Moi véritablement constitué,
maintiennent pour le sujet son être et le protègent de l'extérieur,
monde où il pourra éventuellement s'engager, dans la permanence
des relations initiales.
Dans le premier cas (psychosomatique), la peur survient lorsque cessent les conditions de la présence physique de l'Objet primodial ou de ses substituts qui lui sont liés par certaines qualités concrètes (contact, chaleur, odeur...).
Dans le second cas (psychose), la peur survient triplement:
- d'une part, quand le sujet, franchissant les limites de l'espace repéré
par le langage du grand Autre, rencontre l'étranger menaçant.
Cette rencontre déclenche d'autant plus la peur que celle-ci se produit
de part et d'autre : les codes et les références ne sont pas les
mêmes. La
différence est rupture et agression.
- d'autre part, le sujet lui-même est soumis à cet ordre : se séparer,
équivaut à être rejeté et à perdre le peu
d'être qui s'est constitué, pour lui, sur a base d'une dépendance
complète à l'objet, à partir de son discours. Se soumettre
au discours, voire au désir de l'Autre, c'est être un individu
dominé mais nécessaire au jeu. Ainsi, ce statut, si peu satis-
faisant soif-il, assure-t-il une permanence imaginaire à défaut
d'une existence symbolique "ouverte".
- enfin, le sujet va retrouver à l'extérieur un monde structuré
par la réalité psychotique et factice dans laquelle il a évolué
jusque là. Réalité cruelle et inhumaine de la domination
et de la violence qui, pour toute personne qui l'a rencontrée, reste
présente. Un homme déporté à Auschwitz me disait
récemment qu'il avait peur parce qu'il voyait le monde actuel comme une
réplique de ce qu'il avait connu dans les camps.
S'agit-il alors d'une conscience plus aiguë que celle du commun, une sorte de "méta-conscience ?" Ou d'une appréhension partielle de la réalité qui produit, en la figeant, des effets intersubjectifs qui la renforcent? La question reste ouverte.
Pour résumer cette première situation, je dirai que l'être
du sujet s'est fixé dans une structure oscillant entre la complétude
narcissique et l'identification primaire avec l'objet primordial (soit dans
le registre du corps, soit dans celui du langage) à défaut d'une
inscription dans le
temps et l'espace - et d'une éthique - qui serait sinon extérieure
à lui, du moins non exclusivement dépendante de lui.
J'en viens à une deuxième situation de peur : celle qui tient à la transformation de l'investissement, par l'objet, de sa relation avec le sujet.
Ceci apparaît:
• d'abord, quand il y a distanciation et que le lien du sujet à
l'objet se distend ou se brise.
L'image du Moi est atteinte. Véritable fracture de l'image d u corps,
qui apparaît dans les cauchemars et la perception du monde des patients
psychosomatiques ou en décompensation. Sentiment de dissociation des
mondes, de catastrophe ou de dérision et de spectacle qui se rencontre
également chez les psychotiques. Par extension, à partir de la
relation d'objet fondamentale, c'est l'ensemble des relations avec et entre
les objets du monde qui est atteinte. Il y a perte d'intérêt et
de sens. Le monde devient une juxtaposition d'objets dissociés et minéraux
à travers lesquels le sujet est projeté dans la terreur de son
néant ou vis à vis desquels il est simplement indifférent.
Le retrait, l'hallucination et la somatisation sont des mécanismes de
défense pour restaurer le sentiment de soi et rétablir, à
un autre niveau, la relation à l'Objet.
• mais la situation inverse se rencontre aussi, celle de la proximité.
Le sujet se sent sans défense et sans limites, notamment de langage,
par rapport à la toute puissance pulsionnelle de l'autre ou à
l'absolu déterminisme de son désir. Il ne sait pas et ne peut
pas dire
non, ni même parler.
Dans les deux situations précédentes, le danger était
essentiellement extérieur. Il se produisait lors d'un déplacement
spatial ou libidinal entre le sujet et l'objet. La peur va également
ponctuer la dynamique des pulsions du sujet en rapport à sa relation
avec l'objet primordial. C'est
la troisième situation.
D'abord, perdre sa place, ce serait se perdre soi-même. Toutes les pulsions agressives se déchaînent quand le rival surgit sous la forme d'un frère ou d'un enfant dons la famille ou dans le groupe. La peur est alors associée à la réminiscence de la détresse mais surtout à l'incapacité de maîtriser des pulsions de meurtre. En plus, cette agressivité fondamentale revient au sujet depuis l'autre. Ce vécu estfréquemment retrouvé dans les maladies de système, exprimé sous la forme d'un "C'est lui ou moi", ce qui étaye l'hypothèse de leur origine psychosomatique.
D'autre part, l'agressivité et la peur apparaissent chaque fois que
le sujet se trouve menacé dans le statut qui lui garantit imaginairement
l'amour de l'objet.
Ensuite, le sujet peut savoir qu'il n'existe pour l'Autre que dans le cadre
précis de son identification à une certaine image et dans un certain
rapport dominant-dominé. L'éclosion des pulsions sexuelles peut
placer le sujet devant la perte des repères qu'il avait de lui-même
et qui le légitimaient dans le discours de l'Autre.
En outre, ces pulsions peuvent porter le sujet vers l'objet primordial et le
mettre en situation d'inceste réel. Il y a alors rupture du peu de limites
qui le garantissaient de l'effraction complète par l'Autre tout puissant.
C'est la panique.
Et puis, il existe aussi une pulsion d'autonomie et de liberté. L'esclave se révolte contre le maître et se heurte à la violence qu'engendre sa tentative de définir de nouvelles limites, un nouveau territoire.
Sur cette voie de la guérison, je termine par la peur absolue. Celle qui surgit lorsque de regardé et imaginé comme déni du réel, le sujet devient regardant et voyant. Il retrouve alors toute l'horreur qu'il avait pour fonction d'occulter et de recouvrir. Celle du vide, du rien, du négatif et de la mort. Tout semble se concentrer dans une image qui le représenterait dans le sexe de la femme et figurerait le néant.
Pour étayer ces différentes propositions, je vais présenter
succintement quelques cas cliniques qui vont nous permettre de suivre comment
la peur marque la dynamique des relations objectales primaires.
Ensuite, je présenterai plus en détail l'histoire d'une peur psychotique
Michèle D. a 40 ans. Elle est venue me consulter une fois déjà, il y a 3 ans, à l'occasion d'une dépression. Son fils, adolescent, était parti de chez elle pour vivre avec un homosexuel. Sur le plan affectif, elle vivait avec un homme qu'elle n'aimait pas, mais dont elle ne parvenait pas à se séparer car chaque fois qu'il partait, elle était saisie d'une angoisse absolue et lui demandait de revenir. La vie se poursuivait ainsi entre l'insupportable d'une vie commune et l'effroi de la solitude.
Cette fois, la peur surgit à l'occasion d'un voyage. Partie avec un ami, elle ne trouve chez celui-ci qu'un étranger. Alors qu'elle s'éloigne en bateau de la plage pour une promenade, surgit la peur. Elle se sent mourir, est prise par le vertige, vomit. Cet état ne la quitte pas jusqu'à son retour chez elle. Elle ressent alors un mieux mais la peur l'envahit de nouveau chaque fois qu'elle s'éloigne de chez elle.
"Je n 'ai qu'une envie, c'est de retourner comme un animal à
sa niche", dit-elle alors, "J'ai peur de m'éloigner
de chez moi. Je ne pense qu'à être bien dans mon petit coin. Je
lutte contre l'envie de retourner.
Il me faut toujours avoir la possibilité de m'arrêter et de retourner
en arrière. M'engager réellement me fait peur, me panique. Dans
mes craintes, je suis seule".
A ces symptômes, s'associent un décrochage de l'appartenance au
monde, une désadhésion des investissements:
"A une réunion, je n'étais pas du taut dans le truc. Je
regardais le mec en train de parler en me disant: Qu'est-ce-que c'est que cela?
Du bidon!
Je n'arrive pas à prendre au sérieux. Je suis un peu au dehors.
J'ai l'impression d'être à une pièce de théâtre.
J'ai peur que les autres me voient. Je regarde partout.
Je ne peux pas dire: "Vous me faites tous rire'
Elle ne peut plus prendre aucun moyen de transport, en particulier le train.
Nous explorons donc ensemble les souvenirs qui s'y rattachent. Ils sont marqués
par des séparations et des morts. En particulier, au moment de la séparation
d'un être qu'elle aimait, elle a fait un tel accès d'angoisse dans
le train qui la ramenait à Paris depuis la ville où elle habitait
étant enfant, qu'elle a terminé le voyage dans le compartiment
des contrôleurs, grelottante sous plusieurs couvertures.
Plus récemment, elle est invitée par une amie d'enfance. Elle
a beaucoup de mal à partir et à faire le voyage.., jusqu'à
ce qu'elle se rapproche de la maison de sa mère. Là, "elle
se sent bien" et s'endort. Le lendemain, elle ne retrouve pas la relation
d'affection qu'elle espérait revivre avec son amie. Nouvelles sensations
d'être perdue, éloignée, en dehors.
A la peur s'associent des moments de dépression intense qui alternent
avec des moments où elle se sent bien, en particulier quand la communication
s'établit avec les personnes dont elle s'occupe dans son travail ou après
ses séances.
Au cours de l'une de celles-ci, qui précède mes vacances, elle
me dit à quel point elle redoute mon départ qui va la priver d'un
"appui ". C'est le terme qui revient plusieurs fois. Voici alors sur
quoi elle associe:
"C'est l'anniversaire de la mort de mon père. En fait, j'ai été
conçue alors que le mari de ma mère était prisonnier en
Allemagne. Quand celui-ci est revenu, ma mère qui m'avait déclarée
de père et mère in-
connus m'a abandonnée. J'ai été mise chez une nourrice
jusqu'à l'âge de 6 ans, puis retirée pour mauvais traitements.
Je n'ai pas de souvenirs de ce ux-ci si ce n'est les coups de ceinturon, mais
cela n'avait pas d'importance. Par contre, j'ai appris il y a quelques années
que cette femme étaitsadique. En fait, elle tapait le chien que j'aimais
beaucoup jusqu'à ce qu'il s'enfuie. Alors je hurlais jusqu'à son
retour et ainsi de suite. Ce chien était tout pour moi. Je lui parlais
et j'étais terrorisée dès qu'il s'éloignait. Plus
tard, j'ai été placée dans une famille avec des enfants.
Je m'y sentais bien et croyais yrester, jusqu'à ce que l'on vienne le
chercher. Quand la voiture a démarré, le monde s'est écroulé
pour moi".
La peur, le vécu physique de solitude extrême, avec des sensations de vide et de froid, un sentiment d'arrachement quand la personne quitte son cadre familier et ses repères, la déception dans les relations aux autres dont la réalité ne comble pas l'attente, le retrait du monde qui devient théâtre d'ombres, l'alternance de moments d'abattement et d'exaltation sont très fréquents, pour ne pas dire toujours retrouvés, chez les patients psychosomatiques.
La peur apparaît aussi chaque fois qu'une relation pourrait s'établir avec quelqu'un, comme s'il y avait anticipation, dans un attachement possible, de la séparation.
Voici par exemple ce que dit Béatrice N. chez laquelle on a découvert
un cancer du sein à l'âge de 32 ans, quelques mois après
la mort de son père et le départ à l'étranger de
son ami. A cette époque, elle n'a rien dit. Depuis qu'il est parti, elle
a cesé de manger et de dormir. Elle pesait moins de 40 kg quand elle
est venue me parler pour les premiere fois. Elle vomissait chaque matin et toussait
de façon permanente. D'autre part, elle semblait complètement
indifférente à tout, au-delà de la dépression. Plusieurs
minutes s'écoulaient entre cha-
cune de ses phrases.
Son état s'améliore en 2 mois. Surviennent les vacances toujours
très difficiles à vivre dans ce contexte. Elle se décide
finalement à aller chez sa mère. Voici ce qu'elle me dit à
son retour:
(1.87): "J'avais terriblement peur de partir de chez moi pour aller chez
ma mère. En fait, une fois arrivée, j'ai passé une semaine
excellente. Je me suis remise à dormir. Je ne sortais pratiquement pas
de ma chambre, mais j'entendais les bruits de la maison et je me sentais bien."
Puis, 2 mois plus tard (3.87): "il y a un ensemble de sensations qui
se succèdent et que je n'arrive pas à orienter.
J'ai l'impression de passer de moments d'exaltation à des moments d'abattement.
Je suis souvent, de cela, un peu épuisée.
D'un autre côté, j'arrive beaucoup plus à foire des choses.
Je n 'ai presque plus de ces moments où je restais couchée, où
quand je rentrais je restais des heures sans bouger.
Même, s'il ya toujours cette angoisse et cette peur, j'arrive beaucoup
plus à sortir et à me mettre au travail.
Depuis quelques jours, j'ai constaté que je cherche à m'endormir
ailleurs que dans mon lit.
J'attends presque d'être endormie avant d'aller me coucher dans mon lit.
Je ne peux toujours pas rester dans le noir et fermer mes volets.
Je dors davantage, mais d'un sommeil beaucoup plus perturbé. Je me réveille
avec ce sentiment d'angoisse. J'essaie de me dominer et de calmer un peu cela."
(3.87): "Aujourd'hui, en rentrant du travail, j'ai trouvé une
lettre de ma nièce. Une lettre qui m'a un peu surprise parce qu'elle
me parle d'elle, de ce qu'elle pense, de ce qu'elle fait, envisage pour son
avenir, des envies qu'elle a. Elle me demande des conseils.
Je recommence à pleurer. C'est idiot, je ne peux plus ressentir une émotion
sans que cela se traduise par des pleurs.
Cela me touche profondément. D'un côté, j'ai un peu peur,
mais en même temps, je n 'ai pas du tout envie de me soustraire à
cela et d'essayer de m'échapper."
(4.87): "Quand Pierre s'en va, j'ai l'impression de me vider totalement
et de ne pas avoir vraiment la possibilité de me recharger. J'avais décidé
de rester ici pour le week-end de Pâques et je ne me sens ni le courage,
ni l'envie de rester seule.
J'ai téléphoné à ma soeur. Il arrive un moment où
je n'en peux plus.
C'est presque un besoin parce que.. avec elle au contraire j'ai l'impression
que je me "recharge". Quand je suis avec eux, ils m'apportent beaucoup."
Je dois préciser que durant toute cette période de mort au monde
puis de réinvestissement progressif de la réalité extérieure
et de ses relations affectives, Béatrice n'a jamais cessé son
travail, activité en quelque sorte dissociée dont elle rentrait
épuisée, mais qui lui a permis de maintenir un lien avec les autres
et sans doute de survivre.
Cette observation apporte, par rapport à la précédente,
des éléments complémentaires. Son déroulement semble
traduire une réactualisation du vécu des premières étapes
de la relation du nourrisson au monde et à l'objet avec les impressions,
sensations et sentiments correspondants. On y appréhende la fonction
du sommeil et sa relation avec la présence de l'objet, ainsi que les
variations de l'humeur qui scandent les investissements et les pertes.
Je vais illustrer de quelques fragments d'analyse comment s'inscrit la notion de monde extérieur par rapport au monde narcissique. Nous y retrouverons sa triple fonction d'identification, de réparation et de contention de l'agressivité.
a) "L'intérieur, j'étais pris en charge, tranquille.
L'extérieur, c'était l'enfer, les gens étaient méchants...
La nuit, je rêvais que je partais dans une baignoire vivre en Russie.
C'était le paradis."
b) "Toutes les fois que mes enfants ont eu des difficultés avec
l'environnement, j'ai fait corps avec eux. Ce corps fonctionne comme un objet
persécuté et tous les autres sont méchants. Personne ne
nous
comprend. C'était une manière que l'on avait de vivre tous les
trois quand je les ai emmenés au moment de la mort de leur père".
c) "Depuis que je suis mariée, j'ai peur, j'ai peur. Tout est agression
; même rentrer dans la maison, même causer aux gens, voir les gens.
On me dit que je suis agressive mais j'ai l'impression que les gens sont agressifs.
J'ai peur; moi, je me réfugie dans le sommeil. Il n'y a que là
que je suis tranquille.
Je voudrais être dans un cube; je ne voudrais plus voir les gens.
De toute façon, je n'ai jamais accepté d'être séparée
de maman.
d) A la fin de mon CAP, je me suis aperçue, petit à petit, que
je n'étais pas comme les autres du fait que je n'avais pas eu de vie
affective. Je ne suis pas sortie du village. Je suis toujours restée
dans un contexte
très petit. Je n'ai pas essayé de voir plus loin. J'ai évolué
dans un petit cadre, c'est-à-dire que je ne voyais pas tellement le bout
de la rue.
Qu'est-ce qu'il y avait au bout de la rue? L'horizon, je ne voyais pas tellement
l'horizon. Quand j'avais 14 ans, mes parents avaient voulu me mettre en pension
au collège. J'ai fait une fugue... 32 kilomètres pour rentrer
chez moi. J'avais toujours peurde sortir. Puis, j'ai eu une bande de copains
et je suis sorti avec. Cela a été bien pendant une période
de 2 ou 3 mois. Je craignais toujours le monde extérieur mais, quand
j'étais avec la bande, ça allait quand même mieux.
Quand j'allais dans un bal, j'avais peur. J'ai toujours peur, je ne sais pas
pourquoi. J'ai toujours peur d'être ridicule. Je me sens différent
des autres. Je suis le seul qui ne soit pas bien dans sa peau et j'ai l'impression
que tout le monde le sait (Observation recueillie par Anne
Salazar).
Michèle D. (HTA après boulimie-anorexie et toxicomanie).
Depuis que je suis mariée, j'ai peur, j'ai peur. Je ne bois jamais une
goutte de vin, je n'aime pas. Ma période apéritif, cela a peut
être duré six mois.
Quand je le faisais, j'avais l'impression de ne plus être seule. J'ai
sans arrêt l'impression de subir des agressions. Depuis 3 ou 4 ans, tout
est agression ; même rentrer à la maison, même causer aux
gens, voir les gens. On me dit que je suis agressive mais j'ai l'impression
que les gens sont agressifs. J'ai peur; moi, je me réfugie dans le sommeil.
II n'y a que là que je suis tranquille.
Je voudrais être dans un cube; je ne veux plus voir les gens.
Mon rêve, c'est d'être toute seule dans une pièce, ne rien
avoir à faire de précis. Pas d'horaire, pas de contrainte, au
calme. Je voudrais être dans un autre monde où tout est aérien.
J'ai toujours peur que quelqu'un rentre, vienne à la maison; je ne veux
plus voir personne. J'ai toujours peur qu'on sonne. Quand on sonne, je vais
m'enfermer dans ma chambre.
De toute façon, je fais du mal à fout ce qui m'approche, comme
si je voulais tout briser. C'est curieux, ce don de méchanceté,
j'ai l'impression de le haïr. Chez moi ce serait presque bon signe, l'amour
et la haine se touchent toujours. Mais jusqu'à présent, j'ai toujours
brisé ce que j'adorais.
Quand je suis ou bord d'un lac, j'ai toujours envie de me laisse rtomber
dedans, j'aime l'eau quand elle est belle...
De toute façon, je n'ai jamais accepté d'être séparée
de maman.
Pierre, après des études supérieures, n'a jamais pu rentrer
dans la vie active. Il a peur en permanence du monde qui l'entoure et dès
qu'il sort, il sent qu'on le dévisage et il est honteux, Il évite
le regard parce qu'il craint d'y lire la déception, le mépris,
celui des femmes en particulier. La mort lui fait peur. Ses nuits sont hantées
de cauchemars de fin du monde et de jugement dernier.
A plusieurs reprises, terrorisé, il fait devant les gens une crise de
spasmophilie qui renforce sa honte en même temps que le sentiment que
l'on se moque de lui.
Aucun traitement n'a réussi ni les antidépresseurs à haute
dose, ni les neuroleptiques, ni même quinze ans d'analyse. Le seul résultat
tangible, c'est qu'après plusieurs années de silence, dont dix
avec les deux
analystes précédents, il me parle, parvient à sourire et
à croiser mon regard. D'autre part, il boit beaucoup moins et par intermittence.
L'alcool lui permet de faire des projets pendant quelques heures et de s'éprouver
comme une génie. Enfin, le psoriasis qui marquait son visage a disparu.
Je ne sais que peu de choses sur cette peur. Comment la décrire puisqu'elle
est toute sa vie, qu'elle est là, permanente et qu'à part elle,
il n'y a rien ? Cependant, quelques éléments peuvent être
dégagés.
D'abord sa haine et son impuissance vis-à-vis d'un père probablement
paranoïaque qui ne lui laisse aucune possibilité de contradiction
dans un discours totalement structuré. Ce que lui pourrait réussir
deviendrait immédiatement propriété paternelle et lui serait
en sorte volé. Son échec e tson refus de tout est un cri de haine.
Cette haine, il a eu l'occasion de la mettre en acte dans un jeu d'enfant qui
a tourné mal.
Ici l'imaginaire et le réel se rejoignent, Il n'y a pas pour lui de
moyen terme entre l'absolue réussite et le rien. Chaque acteur de la
vie sociale est un rival qu'il lui faudrait détruire pour exister.
D'autre part, il y a sa terreur quand sa mère le regarde. Un regard qui
fait de lui l'objet d'une pulsion qu'il pressent sexuelle.
Alain commence une analyse quelques années après un premier travail
"à chaud" à l'occasion d'un épisode psychotique
l'année de son bac.
Quand il revient me voir, il est dans un véritable état de panique
qui s'étaye sur l'alternative suivante : ou bien il devient un très
grand (le plus grand) chef d'orchestre, ou bien il se suicide. La relation de
cette famille avec la musique a été marquée dans la génération
précédente d'un événement tragique : la soeur de
sa mère, objet de tous les soins et exigences maternelles, s'est jetée
par la fenêtre (elle en est morte) alors que sont talent venait d'être
reconnu.
Durant sa scolarité, chaque contrôle était un véritable
"quitte ou double", un cauchemar. Il pouvait passer du très
bon élève au plus mauvais. Tout pouvait basculer d'un moment à
un autre. Depuis toujours, son statut oscille entre celui de "minable"
ou d'idéal.
Il a également l'impression de ne pas avoir de place ; il se sent rejeté.
Devant les autres, il sent vraiment qu'il ne vaut rien. Enfant, on lui disait
souvent qu'il était "dérangé", qu'il ne trouverait
jamais de femme, que les gens s'écarteraient de lui. Quand son père
lui parlait, c'était pour le critiquer. Il s'enfermait dans sa chambre
avec les oreilles qui vibraient de toutes les malédictions et tous les
verdicts. C'était les autres qui avaient la parole, influençaient
les décisions. C'est à ce moment là qu'il a commencé
à se replier. En lisant, il se retrouvait; en allant au lycée,
il avait l'impression d'être sale, couvert de honte. Quand il traversait
la rue, il avait l'impression que les voitures le regardaient. Avec ses profs,
il croyait que c'étaient des ennemis qui allaient le ridiculiser. Il
avait hâte de rentrer chez lui et de retrouver ses animaux qu'il adorait.
Aujourd'hui, sa mère lui dit qu'il "n'est qu'une merde". Ou
bien elle va parler à sa place, prendre directement contact avec ses
amis comme autrefois avec ses professeurs. Depuis toujours, elle lui fait partager
l'intimité de ses multiples relations amoureuses. Avec son père,
il y a toujours une notion de dégoût, de reproche; jamais un encouragement.
Les femmes lui font peur quand elles le regardent. Il se sent mal à l'aise,
jugé, méprisé. Au cours d'un rêve, il est devant
une surface d'eau, face à face avec une femme qui l'hypnotise. Elle avance
et il est obligé de faire pareil, d'entrer dans l'eau. Il crie mais personne
ne l'entend. Son visage se transforme. Son regard est destructeur.
Par moment, surgissent des idées de violence, de meurtre comme lorsqu'il
était enfant, et qu'enfermé dans sa chambre, il était envahi
par la haine pour son entourage.
Recevoir des gens lui fait peur, il a l'impression d'inviter ses propres juges.
Il est rien, se sent rien devant les autres et a peur d'agir.
Cette sensation d'être un minable le poursuit. Quelqu'un qui ne fait pas
quelque chose aux yeux des autres est inexistant. Aujourd'hui, il se sent "pas
comme les autres". La peur qui le poursuit lui fait souhaiter d'être
vraiment "coupé du monde" ou de mourir. Il se retrouve dans
la musique, particulièrement l'opéra, et se venge dans ses rêves
où il viole les adolescentes et déchiquette les lézards
géants.
Christine M. souffre d'une HTA essentielle depuis une dizaine d'années.
Cette HTA s'est aggravée lors de ses deux grossesses. Elle a deux filles,
l'une de cinq ans, l'autre de trois ans. Chaque fois qu'elle est seule avec
elles, elle est prise de terreur.
"Samedi, j'étais avec mes deux filles... Je ne pouvais pas leur
donner à manger. J'ai peur des enfants. J'ai deux soeurs. La petite était
toujours dehors.., elle n'a pas pris de place auprès de maman. La grande,
ce n'était pas pareil.
Les enfants, je ne peux plus. J'ai tellement peur, peur d'être avec elles.
Pourtant, on n'a pas de raison d'avoir peur des enfants, elles ne vont pas me
manger. Demain, j'ai fait venir papa exprès, pour ne pas être seule
avec elles. Je n'ai pas pensé que j'allais leur faire du mal. Après,
ce serait fini, je n'aurais plus peur. Les faire manger, cela me paraît
un monde. Il faudrait que ce soit deux momies qui ne bougent plus. De toute
façon, j'ai toujours eu peur des enfants. Plus ils grandissent, plus
ils me font peur. De toute façon, je, ne les jamais ressentis comme mes
enfants. Quand elles ant été mises en couveuse, j'étais
contente, je n'allais pas avoir à m'en occuper. Ce serait à refaire,
je n'aurais pas d'enfant. Rien que d'en parler je suis angoissée.
Je l'ai toujours tapée parce qu'elle ne voulait pas manger, quand elle
était petite. Quand au bout de 2 à 3 heures, elle avait avalé
un bout de viande, elle vomissait. Je tapais, n'importe où. Je ne sais
pas comment elle est encore là. On dirait qu'elle s'en souvient. Quand
elle était petite, je l'aurais topée à la tuer si on ne
m'avait pas arrêtée. La seconde, c'est pareil. Il y a des moments,
j'ai l'impression que je la hais. Elle ressemble à ma petite soeur, longue,
fine, aux yeux bleus. C'est une sacrée catastrophe qu'elles se ressemblent.
Elle, j'ai eu envie qu'elle meure ; elle, je le sais. Pourtant, je n'aurais
pas dû être jalouse. Ma mère était
assez en colère d'avoir encore une fille."
Jacques M., âgé de 57 ans, souffre d'une hypertension artérielle
grave et instable depuis 4 ans. Il engage une psychothérapie, non pas
à cause de ce syndrome, mais à la suite d'une dépression
intense liée au suicide de son frère (par arme à feu) et
à la mort de son père. Cette dépression s'accompagne d'impuissance
sexuelle.
Très rapidement, se dévoile à travers son langage, la peur
de tuer.
Peur de "tuer" les pièces mécaniques, objets de son
travail (il est ajusteur spécialisé), peur de tuer les gens qui
l'accompagnent en voiture, peur de tuer la femme avec qui il a vécu.
Au début de sa psychothérapie, il fait plusieurs rêves incompréhensibles:
rêves de chutes et rêves d'embuscades de convois militaires allemands.
Les rêves de chute s'interprètent en partie le jour où il
se remémore sa chute d'un arbre alors que, enfant, il tentait de dénicher
des oiseaux (il s'agit d'ailleurs d'un accident grave avec perte de matière
cérébrale). Ce jour-là, il exprime pour la première
fois son penchant sadique vis-à-vis des animaux. De nombreux autres exemples
en seront donnés par la suite.
Un événement important a été concomittant du déclenchement
de son hypertension: il s'agit d'une "persécution" professionnelle
consécutive à des activités syndicales qui l'ont conduit
à être mis sur une voie de garage comme OS. pendant deux ans. Il
subira cette situation totalement passivement et cette information ne sera donnée
en psychothérapie qu'à l'occasion d'une recrudescence de sa dépression
à la suite de l'annonce, par les médias, de l'imminence d'un licenciement
collectif dans son entreprise. Durant cette période, il est obligé
de mettre
sous clé tous ses fusils.
A la suite d'un autre rêve charnière au cours duquel, poussé
d'une falaise, il descend en volant, surgit cet étonnant souvenir : pendant
la guerre, alors qu'il était enfant, il a bousculé par mégarde
un soldat allemand. Celui-ci n'a pas réagi immédiatement, mais
l'ayant retrouvé plus tard, alors qu'il était manifestement ivre,
il l'a rossé, puis conduit au sommet de la falaise et mis en joue. Il
semble qu'il n'ait eu la vie sauve que grâce à l'intervention d'un
deuxième soldat.
A la suite de cette remémoration, une transformation totale de l'attitude
se produit: auparavant tendu et crispé, il devient détendu et
serein. En même temps, la fonction sexuelle redevient normale. Concernant
cette fonction sexuelle, la liaison entre impuissance et agressivité
a peut-être été dévoilée par un autre souvenir
qui ressurgit à la même
époque : durant son adolescence à la campagne, il avait été
amené à châtrer un cheval dit "vicieux" qui cherchait
à écraser ses maîtres. Malgré ce traitement, le cheval
était resté égal à lui-même jusqu'au jour
où, excédé, il lui avait administré unetelle correction
que l'intervention du vétérinaire s'avèra nécessaire.
Le cheval fut alors vendu car: "C'était lui ou
moi!".
Annie est terrorisée parla machine. Elle a dû renoncer à
plusieurs emplois où il lui aurait fallu se servir d'un caisse enregistreuse
car elle est envahie par la peur quand l'action sur la machine produit du bruit,
comme le "clac" du composteur et surtout l'ouverture du tiroir caisse.
Elle prend alors prétexte d'une erreur d'achat pour fuir à l'extrémité
du magasin pendant que l'opération se fait. Les machines qu'elle redoute
le plus sont les calculatrices et les ordinateurs. Dans les moments où
elle doit les affronter, le nom de Failleron s'impose à elle.
La psychose a une histoire et une dynamique. Histoire de sa création
et
dynamique de sa guérison. Dans celle-ci, l'apparition d'une Chose
par rapport à laquelle vont pouvoir se jouer et être verbalisés
les rap-
ports d'identification et de désidentification à l'Objet primordial,
tient,
selon moi, une place fondamentale
Annie a été élevée en dehors de l'échange
verbal.
Avec sa mère, elle ne s'exprimait pas par des mots mais par des comportements.
En particulier, elle balançait les fesses ou les pieds, ou encore avait
beaucoup de mimiques. Chaque fois que sa mère arrivait, elle était
raide, droite. Elle n'avait pas la possibilité d'agir. Ce comportement
s'est transformé, mais le contenu en est le même. Si on ne parle
pas, il faut agir. Pendant longtemps, elle a pensé que le propos des
gens serait de l'annuler, de la réduire à néant.
Annie a été élevée en dehors des camarades de son
âge. "Je parlais à mes poupées, des poupées
en talle ; j'étais très agressive. J'avais une satisfaction à
faire du mal. Je m'en prenais à mes poupées. Je parlais à
haute voix aux arbustes. Et personne ne pouvait m'entendre.
Je m'ennuyais aussi. J'étais déjà adolescente et je passais
une partie de la journée à essayer mes robes. Je m'ennuyais et
je n'avais personne de mon âge avec qui je pouvais échanger. J'ai
grandi sans avoir d'échange. Je n'en ai jamais eu. Je ne suis pas bavarde
mais j'aimerais bavarder."
Plus tard, Annie a voulu apprendre à parler et à écrire.
Mais le résultat a été très artificiel. Elle utilisait
des termes qui n'étaient pas ceux du milieu où elle était.
Elle identifiait sa voix à celle des speakerines de la télé.
Ses lettres (sa calligraphie) étaient très 17-18ème siècle.
Quant à la syntaxe, elle était compliquée jusqu'à
devenir incompréhensible.
Annie répondait à tout ce que voulait sa mère.
"Quand je savais qu'elle allait arriver, je me mettais dans la peau
de maman. Et puis je me consolais dans un petit coin de la maison. Je suçais
deux de mes doigts. Je tétais mes pouces, renfermée sur moi-même.
Ma mère me frappait avec force et moi, je ne bougeais pas.
Je revenais en marche arrière par petits pas et je me replaçais
devant ma mère.
Elle soulevait sa robe, elle prenait des morceaux de bois avec lesquels elle
me frappait et moi je restais plantée.
Néanmoins, je faisais ce qu'elle voulait que je fasse. Je sortais les
robes faites par les meilleures couturières."
Elle ajoute:
"C'est curieux, ces appareils à qui l'on dicte taut ce que l'on
veut et qui donnent les résultats que l'on veut. Pour moi, il y a quelque
chose de semblable à l'objet que j'étais pour maman."
C'est dans cet ordre des choses qu'est organisé le mariage d'Annie et
son départ de la colonie française où elle vivait jusqu'alors.
Annie aimait dominer quand elle était enfant. Outre ses poupées, qu'elle mettait en morceaux, à défaut de pouvoir afronter sa mère, elle était radieuse quand elle fouettait le cheval ou les boeufs comme son père. Elle aimait avoir le rôle d'un homme(1)
L'identification d'Annie à la fonction maternelle, telle qu'elle l'a
connue, ne sera pas sans conséquences. Obligée par sa mère
à se marier avec un homme qu'elle n'aime pas, elle le rejette complètement,
y compris à travers ses enfants qui ne devaient lui ressembler en rien,
surtout physiquement (2). C'est une vie en vase clos. Ultérieurement,
ses trois enfants présenteront des problèmes graves de santé.
Quelqu'un parle à son fils. Elle intervient et se fait remettre à
sa place ; elle explose : "Si vous parlez à mon fils, vous parlez
à moi. Vous n'êtes qu'un imbécile."
Quand elle arrive dans la région parisienne, après sept ans d'isolement
en province, elle découvre ce qu'elle avait tant imaginé pendant
son adolescence : une famille, les Failleron, des gens qui s'aiment et prennent
le temps de vivre. Elle réalise que l'argent qu'elle a amassé,
c'est la vie qu'elle a perdu, l'amour qu'elle n'a pas eu. C'est alors que se
déclenche son délire : son argent lui a été volé
par Failleron. Elle voit des têtes de vache ou de taureau. Ce délire
pourrait être interprété comme une tentative d'annulation
de toute cette période et l'ouverture sur la vie.
Failleron la libère de l'emprise de l'identification maternelle. Mais
d'autre part, c'est du fait de sa mère que tout ce temps et cette jouissance
lui ont été dérobés. Le nom de Failleron pourrait
donc aussi désigner la responsable. Remarquons que les animaux qu'elle
frappait
autrefois lui font face, mais restons-en là pour le moment.
Annie me dira à plusieurs reprises qu'elle a été sauvée
par sa beauté.
C'est sans doute vrai. Le premier homme avec lequel elle sort après son
mariage lui donne un travail alors qu'elle est en plein délire de persécution,
ce qu'elle dissimule du mieux qu'elle peut, forte de son expérience de
la psychiatrie (internement, électrochocs et neuroleptiques à
forte dose). A défaut de prouesses sexuelles, il lui parle et lui témoigne
de l'affection. C'est à ce moment-là que commence sa difficulté
avec la machine. Chaque fois qu'elle utilise une machine, elle est terrorisée
et le nom de Failleron surgit. C'est comme s'il devait la protéger
de la machine. Finalement, elle fuit la machine. Elle quitte son travail.
Mais sa peur de la machine revient avec les sonnettes. Presser le bouton d'une
sonnette est impossible. Ensuite, ce seront surtout les calculatrices.
Annie respecte ses supérieurs hiérarchiques mais cela en reste
là. Elle demeure correcte mais parfois elle rit et son regard est très
éloquent quand elle veut.
Et sa chef ne l'a pas supporté. Il lui a été dit qu'elle
ne l'envoie pas dire.
A plusieurs reprises, elle a de grosses difficultés qui se règlent
plus ou moins bien après qu'elle ait été voir un supérieur.
Elle entend vivre "en toute liberté".
Annie est souvent proche de sombrer, mais elle est aidée par le discours
qu'elle se tient. Comme les enfants, chaque difficulté est annulée
par un flot de superlatifs où elle se déclare libre, heureuse.
Elle a une telle énergie, une telle maîtrise d'elle, répète-t-elle
! Elle est très forte, très dure. Elle ne croit absolument pas
à la mort.
Parfois, pourtant, elle s'imagine dans un autre lieu où elle pourrait
se soumettre à l'esprit de l'autre...
A plusieurs reprises, alors que reviennent des souvenirs de sa relation avec
sa mère et en particulier après qu'elle ait été
la revoir, se produisent de courts épisodes de persécution. Elle
est observée, suivie. On fait des allusions à sa vie privée
dans son travail...
Parallèlement, sa relation avec la machine évolue :
"Maintenant, dit-elle en décembre 87, je pense placer la machine
à la place que je veux occuper sans me préoccuper de mon entourage.
Je la promène comme je veux. Si je suis chez moi, je peux crier...
A un moment, je mettais la calculatrice juste devant moi. Je la protégeais
de mon corps. Maintenant, je mets la machine au regard de tout le monde et je
travaille...
Le problème de la relation à la machine est en train de se dissiper.
Le chemin sur lequel j'avance m'amènera vers une liberté parfaite...
Maintenant, quand je parle de machine, je m'observe au plus profond de moi-même
pour voir si cela se passe en profondeur. Le mot Failleron ne vient pas. Il
n'est pas présent, mais c'est conscient. (1/88)...
Au sujet des calculatrices, j'ai conservé la peur. J'en suis marquée.
Q uand j'ai pu utiliser ces appareils, je jouais chez moi tellement j'étais
heureuse.
A Beaubourg, quand j'essaie de faire fonctionner les ordinateufs, je sais que
je peux le faire. Mais ce qui se passe en moi, c'est comme une lassitude (4/88)."
Annie réfléchit sur les machines. L'homme programme les machines
en fonction de ce qu'il veut leur faire. A certains moments, elle est comme
agie, comme si son comportement était un automatisme. Ce comportement
arrive au moment où elle croit maîtriser les choses.
Pour son mariage, tout a été fait sons la consulter. Elle s'est
trouvée là comme un pantin: "J'étais un robot. Ma
mère m'a dicté taut ce que j'avais à faire. Quand cet homme
m'a pénétrée, quelques jours après mon mariage,
c'est comme si on avait planté un arrosoir sur ma terre qui versait de
l'eau glacée. C'était la destruction totale...
En ce qui concerne les sonnettes, je crois que je me suis identifiée...
ll y a une difficulté à maîtriser toutes ces pressions,
toutes ces agressions.
J'étais comme un mécanisme conçu par Maman. C'est le mot.
Je disais aux machines: "Je tape sur vous! et vous ne répondez pas.
Mais faites quelque chose. Répondez !" Quand je revois ma mère
qui me rouait de coups et moi qui ne bougeais pas, à ce moment là,
elle prenait sa robe, elle levait sa robe et elle commençait à
me maudire. Je m'étais identifiée à ma mère et sortir
de cette emprise n'a pas été facile.
Quand je validais mon ticket d'autobus, ce bruit révélait ce qui
se passait dans mon moi intérieur. Et je ne voulais absolument pas que
l'on puisse déceler cette misère intérieure de cette époque."
Annie avait une tante qui était l'inverse de sa mère : sa mère était riche, elle était très pauvre. Les cadeaux de sa mère étaient "très froids". Elle allait se mettre entre les jambes de sa tante, c'était chaud. Elle était bien.
Peu à peu Annie se dégage de l'artificiel et de l'identification
maternelle. Elle portait de très belles robes, un très beau chapeau
mais elle était glacée sous son chapeau. Son but est d'être
"naturelle". Elle laisse ses cheveux nature, se maquille peu ou pas,
vient à ses séances en
jeans.
Elle va toucher un glacier, faire corps avec lui... et ses qualités de
chaleur se développent.
Parallèlement se fait tout un travail sur les limites, la relation avec
autrui et ses règles. Cette modification des relations n'est pas facile.
Quoiqu'elle en dise, elle a toujours peur des autres.
"Je respecte autrui. Je voudrais que l'on me respecte. Je ne donne pas
à autrui le droit de franchir certaines barrières. Je suis très
dure, mais je me protège aussi. J'accepte beaucoup mais je dirais que
je mets des freins. Non, on ne peut mettre de frein aux autres. En aucun cas,
je n'admettrai pas que l'on dépasse certaines limites...
Auparavant, j'étais très hautaine et je marchais très raide.
Pourtant, à l'époque, je cherchais un sourire, un regard. Tant
que je n'ai pas eu d'identité, je dépendais de l'autre. Je savais
que j'avais peur, mais je n'avais pas conscience d'avoir peur. J'avais peur
de perdre l'affection de l'autre. J'en avais besoin, au fond, de me soumettre
au désir de l'autre. C'était une stratégie. Peu m'importait
de passer par l'outre.
J'en avais immensément besoin. Mois là, pen dont toute cette période,
je n'existais pas."
Elle voudrait être indifférente, ignorer cet environnement qui
lui fait encore peur.
Après avoir revu sa mère, elle se dit:" Vraiment, je suis
libre. Mais il y a quelque chose dont je ne pourrai jouir que quand maman disparaîtra.
Il y a quelque chose dont je ne jouis pas.
Il me semble que maman me gêne quelque part et que je me sentirai vraiment
bien que quand ma mère disparaîtra."
i) Etablir des relations avec la réalité. Emergence de l'humain et réactions.
Annie interroge et réélabore sa relation à la réalité:
"Je ne puis, dit-elle, accepter toute la réalité cor elle
aboutit à l'aliénation.
Je ne m'exprime pas avec autant de brutalité, mais je m'exprime avec
moins de brutalité parce que j'ai la possibilité maintenant de
la faire.
Tout se dit, mais il y a la façon de le dire.
La réalité, il faut la connaître, mais il ne fout pas trop
la prendre en compte.
Par rapport à la société, ce n'est pas de l'indifférence.
Je me suis en quelque sorte exclue. Cette réalité qui n'est pas
la mienne, il faut bien que je fasse avec.
Je me trouve placée dans une situation où l'être humain,
émergeant des robots que j'étais, gêne, ogresse ceux qui
voudraient peut-être ne pas pouvoir subir, être victimes des agressions.
Pouvoir résister aux agressions menées contre eux et garder un
peu de leur nature humaine."
j) Autour de la castration
Pour Annie, les mots de sa mère ont toujours fonctionné dans
la violence et la destruction. Lorsqu'elle parle de la blessure qu'elle a subie
après une de ses réflexions, il y a là quelque chose de
réel. De même, le peu de fois où elle s'exprimait enfant,
c'était comme si une partie d'elle s'arrachait et la laissait sans force:
"J'étais obligée de me jeter dans
mon lit", dit-elle.
Plus tard, elle parle des "blessures qu'elle pourrait infliger aux gens
; elle s'arrête à temps."
On peut penser que cette utilisation du langage dans une relation où
les mots entaillent le corps et se détachent de lui parce qu'ils en font
partie, où ils participent à une lutte à vie et à
mort entre les protagonistes de la subjectivation, n'a pas permis au verbe de
réaliser une de ses fonctions essentielles : la distinction des objets
et leur distanciation du sujet. Cette fonction serait le premier accommodement
de la castration : ce que l'on n'a pas ouest perdu dans le réel figure
désormais comme base de la réalité psychique.
L'association, à plusieurs reprises dans une même séance,
du mot blessure à une situation extrême va faire apparaître
son lien étroit avec la castration génitale et l'identification
d'Annie, en positif et en négatif, à cette partie de sa mère:
"Maman a 82 ans. Elle est grosse. A un moment où elle faisait sa
toilette, j'ai regardé le repli du vagin de ma mère. Il y avait
de la crasse qui se morcelait. Je dis à ma mère: écartes
les replis de ton vagin et frotte toi. Elle frotte un peu. Alors moi, je prends
et écarte et c'est à ce moment précis que le mot de Failleron
a jailli de toute so force."
Elle ajoute à la séance suivante: "j'ai voulu chercher la
relation entre le bain à ma mère et Failleron. Il m'a semblé
que c'était là un renversement et c'était atroce. Je voyais
dans les moindres détails tous les aspects négatifs de ma vie
et c'était atroce. Je me suis dit, oh là là...
Quand vais-je pouvoir dire cela au Dr. Thurin ? Tout ce vécu rebutant
est là. Voilà le terme...
Failleron, ce sont tous les aspects négatifs de ma vie."
Ce vécu rebutant, cette partie innommable du corps, c'est ce que sa
mère lui renvoyait comme image d'elle-même quand, au comble de
la colère, elle relevait sa jupe avant de la rouer de coups.
Au cours de son analyse, Annie met en place deux rêves éveillés,
celui de sa naissance et celui d'une petite plaie à la jambe. Ce moment
correspond à son entrée dans la métaphore. Jusque là,
elle vivait physiquement des expressions comme "se sentir voler" pour
dire qu'elle était heureuse; elle se sentait lourde quand "quelque
chose était difficile à porter". C'est aussi le moment où
elle parle de son père, de son attachement pour lui.
Ce surgissement du père va la précipiter dans une relation avec
le Seigneur qui se manifeste en particulier après chacune de mes vacances.
Parallèlement, elle se met à prier une sainte qu'elle appelle:
"Ma Mère."
Cette famille virtuelle lui permet d'évoluer et de parler d'amour. Auparavant,
elle n'avait jamais pu dire: "Je t'aime."
Après avoir refusé la mort, elle accepte le vieillissement. Elle
peut enfin exprimersa souffrance etsa solitude passée, l'attente de la
mortqui ne l'a pas quittée pendant des années et l'idée
que ses problèmes lui ont peut-être évité le gouffre.
Après avoir crié à la machine qu'elle l'aime, elle prononce
à mon égard ses premières paroles d'amitié: "Très
tôt,
j'ai senti votre écoute. Il n 'yo qu'à vous que je puisse confier
tout cela."
"Je suis libre et je ressens une joie immense de me sentir vivre",
dit-elle aujourd'hui.
J'ai voulu montrer, à travers ces différentes observations, comment la peur, initialement témoin d'une impasse, d'un inconnu ou d'un impossible, pouvait être aussi abordée comme le témoin d'une dynamique de la structuration du sujet.
La fonction du thérapeute apparaît assez clairement. Initialement simple présence ou permanence d'un bon objet, il participe peu à peu à une relation symbolique. Le sujet éprouve qu'il peut survivre à son absence et qu'il peut se détacher de la prégnance de ses mots. Le langage participe toujours d'avantage à l'expérience vitale du sujet.
Voix, puis trame sur laquelle se dessine son histoire, il devient véritable communication dans un merci qui désigne le travail accompli ou une plainte qui exprime que la souffrance de la solitude peut désormais se partager
.Remerciements : Je remercie Monique THURIN pour la lecture critique et les modifications qu'elles m'ont suggérées au moment de l'élaboration définitive de cette communication.
Notes
(1) Il ya là une identification double: d'une part à sa mère
qui la bat, d'autre part à son
père qui bat le cheval. Elle-même bat ses poupées (comme
sa mère) et le cheval
(comme son père). Ainsi, "taper" (= battre) renvoie aussi bien
à l'action de sa mère qu'à
celle de son père. Reste la question de savairsice rapport ne renvoie
pas également au
rapport entre le père et la mère.
(2) Ici, les traces physiques du père sont assimilées à
celles du sperme qu'elle ne peut
pas supporter sur son carps
Dernière mise à jour : 8/09/04
Dr Jean-Michel Thurin
![]() | ![]() |