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Espace Cliniciens

Recherche en psychiatrie. Qui cherche ? Pour quoi faire ? Et comment ?

Dr Jean-Michel Thurin (Paris)
PRATIQUES en santé mentale 2001;4:4-14

L’argument de ce numéro pose le problème d’un retour de la recherche en psychiatrie vers une logique médicale classique, psychiatrie dont les idéaux plongeraient à nouveau leurs racines dans l’anatomo-pathologie de Bichat. L’objet de la psychiatrie se trouverait ainsi disséqué en différents éléments abordés de façon statique et parallèle : synapses, émotions, comportements, transfert et relation, stress. Cette dissection reflèterait l’éclatement des modèles de référence soutenant l’idéal clinique de chaque praticien, mais ne correspondrait pas au rapport intime du praticien à la recherche, confronté aux problèmes essentiels (au sens propre du terme) apportés par les patients, et pour lesquels il s’était plutôt tourné vers la philosophie et la sociologie.

Alors que les psychiatres brasseraient des idées, la recherche institutionnelle aurait fait son choix : génome et psychopharmacologie. Le cas clinique, sur lequel repose une grande part de la culture psychiatrique serait controversé. Dans une perspective moins pessimiste, le projet du numéro est d’essayer de comprendre comment au quotidien les liens se tissent entre les chercheurs, les cliniciens, les équipes de soin, les patients et leur famille ; de se faire une idée concrète de la nature et des enjeux de la recherche en psychiatrie “entre divan et molécule”.

Pour aborder ces différentes propositions, et en particulier celles qui concernent la possible collaboration entre cliniciens et chercheurs, psychiatrie et biologie, je m’appuierai particulièrement sur trois questions posées au début de l’argument : Qui cherche, pour quoi faire et comment ? Elles ont en effet l’intérêt de nous interroger sur la pluralité non seulement des acteurs de recherches en psychiatrie, mais la diversité de leur objet en fonction des métiers et des objectifs qu’ils portent, ainsi que sur l’irréductible disparité des méthodes ou leur possible continuité.

Enjeux de la recherche en psychiatrie

La recherche en psychiatrie se situe en effet aujourd’hui au centre d’un formidable enjeu : celui d’une période scientifique qui se concentre sur ce que beaucoup considèrent comme l’objectif le plus difficile, la compréhension de l’esprit, et d’un moment où “les biologistes en viennent à concentrer davantage leurs efforts sur les rapports entre le cerveau et l’esprit, la plupart d’entre eux étant convaincue que l’esprit sera à la biologie du 21ème siècle ce que le gène a été à la biologie du 20 ème siècle1 ”. Ce qu’il adviendra de cette situation pour l’avenir de la psychiatrie se joue actuellement. E. Kandel le rapporte à la capacité de la psychiatrie (et de sa composante essentielle, la psychanalyse) de revisiter ses concepts à la lumière des connaissances et des outils actuels de biologie, de développer une culture scientifique et, à partir de là, d’engager des recherches à son propre niveau et en relation avec les neurosciences. J’y ajouterai la capacité (ou non) de notre discipline d’intégrer et d’organiser les différentes composantes et niveaux qui constituent son objet. Si elle y parvient, toute la réflexion et les observations qu’elle a réunies depuis plus de deux siècles, à partir de la clinique, dans un parcours d’essais et d’erreurs, en intégrant les connaissances issues de domaines scientifiques connexes et associés comme la neurologie, la psychologie, la philosophie, la psychanalyse, la linguistique, la sociologie, la physique, la biologie, … participeront à la constitution d’une psychopathologie générale en continuité avec les connaissances actuelles introduites par la biologie. Si, elle n’y parvient pas, elle éclatera effectivement en autant de composantes réductionnistes. Ce qui restera de la psychiatrie deviendra un domaine d’application de connaissances constituées ailleurs.

Intégration des références et niveaux d’approche

Travaillant depuis près de vingt ans dans un contexte interdisciplinaire et depuis près de dix ans au sein de la Fédération Française de psychiatrie et avec l’Inserm, je pense que la version optimiste n’est pas une simple illusion. Elle est même à portée de la main car les connaissances biologiques vont dans son sens. Elles confèrent un rôle essentiel au développement et au fonctionnement psychique propre de la personne en interaction avec l’environnement, et une certaine plasticité dynamique des organisations. Mais cet optimisme implique également que la psychiatrie aille véritablement dans le sens d’une intégration de ses références, ce qui se traduit dans les faits de concevoir comment des éléments différents comme le génome et la relation humaine peuvent non seulement intervenir l’un et l’autre dans le fonctionnement mental, mais que cet effet est nécessairement conjoint, même s’il n’est pas direct. A cet égard, tous les intermédiaires biologiques et les vécus psychiques participant à la vie mentale sont importants et nécessitent généralement des approches particulières qui ne peuvent être développées qu’avec des moyens particuliers. C’est la notion de niveaux d’approche, de leurs mise en relation et du principe de leur cohérence globale qui est ici centrale. Les objectifs de ceux qui portent leur recherche sur un niveau particulier ne sont pas nécessairement les mêmes (et en particulier ne s’identifient pas nécessairement à ceux du psychiatre clinicien), mais est-ce vraiment un obstacle à ce qu’ils puissent s’intégrer à une oeuvre commune ? A ce titre, je pense qu’il faut cesser de diaboliser la psychopharmacologie et la génétique.

Il sera aussi nécessaire que la psychiatrie sorte d’une certaine insularité (pour ne pas parler d’autosuffisance) et accepte de devenir une discipline scientifique, ce qui veut dire expliciter ses hypothèses et les tester au lieu de recourir à des principes d’autorité. Cette attitude est doublement nécessaire, à la fois pour mener une recherche clinique “interne” et pour participer, en tant que partenaire-expert, à une recherche plus fondamentale sur les rapports entre le cerveau et l’esprit d’un sujet impliqué dans le monde.

Situation de la psychiatrie dans la recherche médicale

Il y a déjà 30 ans, Ch Brisset s’interrogeait de savoir si, concernant la recherche “la psychiatrie peut, ou non s’aligner sur le reste de la Médecine, entrer dans les mêmes perspectives, se couler dans les mêmes habits, adopter les mêmes directions de pensée, et finalement dépendre des mêmes dispositifs de recherche2” . Concernant ce rapport, il le résumait par la question suivante : “la psychiatrie doit-elle se satisfaire que les recherches soient uniquement des recherches biologiques ? Est-il vrai que, …, la neurochimie et la psychopharmacologie représentent tout son avenir scientifique3 ?

Cette question qui est presque une déclaration politique incite évidemment à répondre Non à l’ensemble. Pourtant, le mot d’ordre de la singularité est-il toujours aussi pertinent aujourd’hui ?

Bien sûr, la connaissance des mécanismes intimes qui accompagnent les troubles psychiques ne sera pas déduite de l’étude isolée de ses éléments. La neurochimie et la psychopharmacologie ne représentent pas tout l’avenir scientifique de la psychiatrie. Mais ne s’agit-il pas d’une question dépassée d’un point de vue scientifique ? Elle rappelle une question philosophique classique stigmatisant le matérialisme : peut-on reconstituer le plan d’une maison à partir de l’analyse du sable et du ciment dont elle est constituée ? Question dont la réponse serait ici encore plus évidente car la construction permanente de la maison impliquerait non seulement l’architecte général (la génétique), mais la vie qui s’y déroule, liée pour une part à un système de valeurs internes et pour une autre aux sollicitations de l’environnement. On ne pourra donc pas déterminer le plan de la maison à partir des neuromédiateurs, mais il est vrai aussi que la connaissance de certaines propriétés des neurones, comme leur organisation en réseaux et leur plasticité synaptique, renforcée ou réduite en fonction de l’environnement, pourront toutefois apporter des hypothèses fructueuses, soutenir ou infirmer des hypothèses appréhendées à un autre niveau d’approche. En résumé, la biologie ne se réduit pas à la chimie et il serait utile de ne pas éliminer sans examiner attentivement.

A propos de l’autre question, qui concerne la relation de la psychiatrie au reste de la médecine, je ne suis pas certain non plus qu’il faille avoir une vision aussi négative de la pensée des autres disciplines médicales. Elles ont eu à répondre à des questions mieux ciblées, impliquant un nombre de facteurs moins importants et où la question du dynamisme des organisations biologiques se pose différemment : un cœur, jusqu’à preuve du contraire, n’a pas de possibilité de se reconfigurer pour se suppléer à lui-même. Ses modalités de fonctionnement et d’adaptation aux sollicitations de l’environnement et à la vie psychique d’un individu sont relativement simples. Mais, ne sommes nous pas là, en présence d’une complexité réduite dont les acteurs et les mécanismes élémentaires, peuvent nous éclairer sur certains processus associés aux activités mentales et cérébrales ? En définitive, je pense que la psychiatrie doit dépendre des mêmes dispositifs de recherche, dont la mission est de produire des recherches non seulement utiles mais critiquables, ce qui implique le respect des critères qui permettent une communication scientifique. Autrement dit, et cela nous ramène à une partie de l’argument, la psychiatrie doit (re)devenir scientifique, acquérir une approche scientifique même si l’impossibilité, ou plutôt la difficulté d’une approche expérimentale, laisse aujourd’hui en suspens la question de savoir si elle est une science. A ce titre, elle doit avoir toute sa place au sein des organismes scientifiques médicaux.

Qui cherche ?

Tous les cliniciens cherchent, et également les patients d’ailleurs, ainsi que leurs familles. Pour le clinicien, cette recherche porte d’abord sur le diagnostic et le traitement des troubles du patient qui s’adresse à lui. Elle implique nécessairement la question de leur origine et de leur développement.

Concernant le diagnostic, il ne s’agit pas simplement d’une démarche catégorique : ”il s’agit de telle affection à laquelle je vais appliquer tel traitement”, mais le plus souvent d’une démarche essentiellement évaluative et compréhensive. La question : "qu’est-ce qui ne va pas et depuis quand ?" s’adresse autant au patient qu’au clinicien qui explore non seulement les fonctionnements mentaux, mais aussi leur relation aux événements de vie, aux relations familiales et sociales. Le psychiatre considère l’ensemble de ce qui a pu contribuer à une désorganisation générale de la vie mentale et du fonctionnement psychique d’un individu (par exemple, son incapacité de penser une situation, de différer une réponse, sa pensée autistique) et leur retentissement sur ses comportements (par exemple, le retrait, la violence, l’incommunicabilité), plutôt que les répercussions psychiques de troubles localisés du système nerveux ou d’autres organes particuliers. Sans renier la base cérébrale des processus mentaux et la localisation de certaines fonctions, cette distinction a constitué la base de sa séparation avec la neurologie4 . Chaque trajectoire “catastrophique”, même si elle conduit à un tableau qui, tout en étant singulier, s’inscrit dans une typologie reconnaissable, fait l’objet d’une “recherche” particulière dans le sens où, si beaucoup de chemins mènent à Rome, on ne sait lequel a été emprunté. Or, de ce chemin, va dépendre le traitement. En ce sens, il s’agit de repérer, de reconnaître et de sélectionner les éléments qui peuvent avoir une valeur pour la découverte de la cause (ou plutôt des causes), d’explorer des hypothèses dont certaines seront retenues et d’autres abandonnées en fonction des réponses apportées par le patient, de ses manifestations et du déroulement de l’entretien. Ainsi, le clinicien va-t-il suivre différentes pistes, soit en parallèle, soit les unes après les autres, qui correspondent à différentes explications possibles soutenues par différents modèles de référence, croiser différents types d’information. Cette démarche se rapproche beaucoup de celle du chercheur. Mais se déroulant en temps réel, il n’est pas possible au clinicien d’en être en même temps l’un des acteurs et le rapporteur. Les données qui circulent, qui sont marquées par la situation intersubjective de quelqu’un qui vient exprimer ses difficultés à quelqu’un qui est là pour l’aider et le soulager, n’en sont pas moins des éléments objectifs, à la fois comme faits vécus et comme éléments sémiologiques. “Dans l’expression linguistique (de ses troubles par le patient), les processus de la pensée subjective parviennent à un statut objectif5 . Le vécu quitte son caractère sensori-moteur, procédural pour devenir récit et entrer ainsi dans la mémoire sociale6, déclarative7 . Ce processus et les données qui l’accompagnent restent malheureusement inutilisables pour une recherche scientifique tant qu’elles restent dans le cadre strict de la relation d’entretien. En effet, elles sont reçues et seront donc transmises à partir du filtre du clinicien qui peut simplement oublier ou ne pas être conscient d’éléments importants ou privilégier certaines dimensions en fonction de ses options théoriques.

Considérons maintenant la recherche concernant le traitement. Contrairement à ce que peuvent laisser espérer certaines publicités, il n’y a pas de traitement simple pour la grande majorité des troubles psychiatriques. Au mieux, on détermine des procédures et l’affirmation de plus en plus habituelle de l’efficacité de l’association chimiothérapie - psychothérapie ne fait que déplacer le problème. Du côté du clinicien, sa recherche sur le traitement va viser à obtenir la meilleure efficacité, soulageant non seulement la souffrance mais permettant à la personne une meilleure insertion, qualité de relations sociales, accomplissement … ce que l’on appelle aujourd’hui la qualité de vie. Là aussi, le plus souvent et quelquefois à son insu, le clinicien va explorer plusieurs options, que ce soit dans le cadre d’une psychothérapie ou dans celui d’un traitement psychotrope. Il va faire des essais successifs et va en évaluer la portée et le résultat. Tout cela correspond implicitement à un protocole de recherche de “cas unique8 . Mais là encore, cette démarche individuelle “naturelle”, plus ou moins consciente, ne fera le plus souvent l’objet d’aucune objectivation secondaire et entrera simplement dans l’expérience professionnelle, expérience qui reste le plus souvent inconsciente.

Remarquons dès à présent que l’obstacle de la subjectivité, souvent présenté comme une difficulté insurmontable de la recherche en psychiatrie, est largement surestimé voire totalement erroné. Si difficulté il y a à ce que ce travail individuel de recherche soit mieux utilisé dans une recherche collective, elle tient surtout à la possibilité d’une utilisation “externe” de données qui ont déjà acquis un statut d’objectivité et sont utilisées par le clinicien.

En résumé, la recherche clinique du psychiatre vise un résultat immédiat ou très proche, lié à l’ajustement et à l’efficacité de son acte thérapeutique (qui dépend pour une large part des informations que lui transmet directement et indirectement son patient et pas d’une observation organique de celui-ci). Cette recherche clinique implique en fait une exploration - une expérimentation - de la portée d’hypothèses et d’actes thérapeutiques correspondants. Elle est évidemment centrée sur ce qui est accessible au praticien. Elle reste pour l’essentiel confidentielle et s’intègre dans une expérience dont la transmission reste aléatoire. Cette constatation appelle encore une remarque : soit les paroles du patient - et donc sa pensée - dans un contexte de relation intersubjective, n’ont aucune valeur pour explorer son psychisme (ce qui ne signifie pas évidemment qu’il faille les prendre pour de l’argent comptant), et alors les psychiatres n’ont rien à apporter à la compréhension du psychisme et de sa pathologie. Soit, elles en ont une et il serait désolant qu’elles ne soient pas prises en compte.

Les chercheurs cherchent. C’est leur métier et ils sont impliqués dans des programmes dont l’objectif est d’accroître les connaissances dans un domaine particulier. Ces programmes sont décidés en fonction des questions générales qui sont des enjeux de connaissance (ce qui implique une connaissance excellente de l’état de la question et de ses points de butée) et des budgets qui sont alloués pour y répondre. L’objet de leur recherche est ainsi strictement déterminé et dans la majorité des cas, sérié. C’est souvent une seule question qui va être abordée pendant des années, quelque fois toute une vie. L’efficacité de la recherche en dépend. A ce titre la recherche est nécessairement réductrice et peut sans doute, dans certains cas, influer la vision du monde de l’observateur de la même façon qu’il est parfois difficile pour un psychiatre de concevoir des fonctionnements psychiques normaux. Elle implique nécessairement d’autres travaux qui vont la compléter et la confirmer.

Dans ce cadre, les recherches peuvent être fondamentales, portant par exemple sur les relations entre les fonctions mentales et le cerveau ou appliquées, comme l’effet d’un médicament ou quand il s’agit d’analyser les besoins sanitaires, de prévoir les structure thérapeutiques correspondantes ou d’évaluer les résultats d’une politique sanitaire.

Le clinicien comme le chercheur peuvent être intéressés par une question particulière et tenter de la résoudre. On en trouve souvent la trace dans les travaux et les publications qui ponctuent son itinéraire professionnel.

Pour quoi faire ?

Du côté du clinicien, nous avons situé la recherche comme d’abord directement relative au diagnostic et au traitement. Mais qu’est-ce que traiter en psychiatrie ? On décrit volontiers la psychiatrie comme “la pratique qui s’efforce de répondre à la demande de certains patients en état de souffrance psychique9. Bien entendu, cette pratique ne se limite pas à la réduction de la souffrance, ce qui pourrait être obtenu par un simple traitement sédatif. Il s’agit aussi, au delà de la réduction des symptômes les plus patents, d’accompagner le patient non seulement dans la recherche des causes, mais également dans celle de la découverte des moyens qui peuvent lui permettre d’aller mieux. Cela implique généralement des modifications de sa façon d’aborder les choses, quelquefois de ses comportements, voire l’acquisition de nouvelles compétences. Autrement dit, il s’agit à la fois de panser les plaies, de desserrer un déterminisme qui, par enchaînement successifs et échec de différentes modalités d’adaptation, a conduit à la décompensation et d’engager un processus de reconstruction.

Vaste programme qui repose sur deux hypothèses centrales : au delà de son aliénation dans sa maladie, il reste un degré de liberté et de possibilité du sujet pour évoluer et guérir ; cette faculté peut bénéficier de l’aide du psychiatre qui, avec des outils adaptés et sa propre implication personnelle, va agir pour transformer une processus de désorganisation en processus organisateur. On ne s’étonnera pas dès lors que cette activité ait porté la psychiatrie vers des recherches portant sur des domaines aussi différents que les interactions précoces10 et le développement de l’enfant, les effets délétères ou positifs de l’environnement social11 , les interactions comportementales, la phénoménologie12 et le vécu psychique, ses répercussions émotionnelles, ses conflits et ses mécanismes de défense, les aspects biologiques13 et anthropologiques14 les effets des psychotropes… Globalement, il s’agit non seulement de concevoir comment soulager une dépression ou interrompre un épisode délirant, mais de constituer un environnement favorable qui permettra à la personne de se constituer des bases stables et d’envisager une vie sinon normale, du moins acceptable.

Que sait le psychiatre des modalités précises de son action (directe et avec l’aide des médicaments) à ces différents niveaux ? Objectivement, peu de choses. Ne perdons pas de vue que l’on en est (pas seulement, heureusement) à tester l’efficacité des psychothérapies avec des principes aussi grossiers que celui de l’effet-dose ! L’évaluation et donc la description précise de ce qu’il fait ne font pas partie de la culture du psychiatre (du moins en France), sans doute pour une part à cause de la difficulté émotionnelle intrinsèque à la psychiatrie qui occupe déjà largement la scène de la consultation. Pour le reste, les pratiques du psychiatre relèvent souvent de l’application de principes dont la légitimité s’appuie sur l’analogie et l’expérience : un bon environnement soulage et fait progresser, un mauvais aggrave, le traumatisme laisse des traces, parler réduit la souffrance et évite le passage à l’acte, une relation stable constitue une aide considérable, ….

Considérée à un niveau global, la pratique du psychiatre se rapproche beaucoup d’une assistance qui utilise des moyens linguistiques et chimiques pour répondre à une détresse. Est-ce suffisant ?

Évidemment, cette présentation est caricaturale et il existe une conceptualisation beaucoup plus fine, en particulier au sujet de l’interprétation, de l’étayage, de la fonction transitionnelle du praticien et de ses objets, de sa fonction identificatoire, mais que sait-on précisément de leurs effets sur la matière et le fonctionnement mental ?

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si une activité aussi complexe et ambitieuse que celle du psychiatre peut rester aujourd’hui pratiquement dissociée d’une approche biologique globale, par exemple en négligeant les principes d’organisation intermédiaire (comme les addictions, l’hyperactivité, le repli), les processus en chaîne qui peuvent précéder une décompensation, les conditions et les bases du passage d’un état à un autre, les restructurations qui participent à la guérison (comme la prise de conscience, la distanciation, la réduction des automatismes de répétition, etc. ).

Jusqu’ici, on peut dire que globalement la psychiatrie a légitimé sa pratique à la fois sur ses effets et sur des modèles explicatifs dont on n’a que partiellement exploré la cohérence avec les connaissances biologiques, parce que ces connaissances restaient rudimentaires. Cela a porté la psychiatrie aux limites du dualisme corps-esprit et du réductionnisme chimique, sociologique ou psychologique. Dans ce mouvement, l’implication des processus biologiques et leurs rapports réciproques avec la vie psychique n’ont été envisagés que de façon très sommaire. Qui, en pratique courante, s’intéresse par exemple aux effets biologiques de la dépression, en particulier sur la mémoire, où de ceux du stress quotidien initié par un traumatisme ancien, ou encore de l’effet de l’alcool sur l’axe du stress ? La question du “comment”, en particulier des phénomènes de sensibilisation et d’amplification, de la répétition, de la mémorisation et de la conscience reviennent aujourd’hui à l’ordre du jour et peut être approfondis à partir de la biologie.

La psychiatrie a déjà fait l’objet de ce balancement entre concepts “philosophiques” et “biologiques”. P Janet en fait état dans sa préface du livre de J. Delay sur la mémoire4. Il décrit comment H. Jackson, en reprenant avec le langage de la neurologie des idées développées par le philosophe Jouffroy, a lancé tout un mouvement de recherche chez les neurologues et les psychiatres à propos des organisations hiérarchiques non plus des “facultés” mais des “centres nerveux” et de leurs conséquences. E. Kandel7, développe aujourd’hui un projet du même ordre à partir de huit points clés où la psychanalyse et la biologie peuvent se rencontrer.

Du côté du chercheur, la question de l’application de la connaissance issue de la recherche est sans doute moins prenante. On ne peut pas dire pour autant qu’il n’y ait pas de motivation. Outre la satisfaction propre au fait de “chercher” et quelque fois de “trouver”, la lecture d’un livre comme “La course au Nobel”15 montre que les objectifs cognitifs s’associent à une lutte très dure pour être le premier à planter le drapeau sur le sommet de la découverte.

Comment ?

Cette question introduit évidemment celle de la méthode, dont le modèle scientifique reste la méthode expérimentale, mais également (et c’est lié), celle de la collaboration entre cliniciens et chercheurs.

Le psychiatre clinicien se garde de la méthode expérimentale et pour au moins trois raisons.

- D’abord, il fera remarquer que son activité porte sur un processus complexe, celui de la vie psychique, faisant intervenir de très nombreuses variables et dont le progrès peut emprunter des voies cachées, en tout cas non linéaires.
- Ensuite, il considère qu’il travaille dans un cadre où chaque situation est singulière et ne peut être reproduite. A l’extrême, il s’agit d’une situation purement intersubjective qui implique non seulement le secret de la personne qui consulte, mais l’art simultané du praticien qui la reçoit. Tous ces éléments font de la consultation un espace dont les processus intimes sont et doivent rester opaques.
- Un troisième obstacle invoqué est que toute observation impliquerait de facto la transformation du psychiatre en observateur naturaliste16 et lui ferait perdre la dimension d’une interaction naturelle qui fonde sa pratique.

Ces différentes raisons condamneraient pour l’essentiel la recherche clinique à rester une entreprise d’ordre personnel, ou éventuellement partagée sous la forme d’un récit, à l’occasion d’échanges avec d’autres collègues. On remarquera d’ailleurs que cette dernière possibilité s’inscrit à contre sens de l’impossibilité affirmée due à la complexité de la chose.

L’affaire semble donc jouée. Refermons le cahier. Cantonnons-nous à réduire la recherche à des études épidémiologiques réalisables : par exemple, quelles sont les caractéristiques d’une population de suicidants dans une région ou une autre de la France, sont-elles les mêmes que celles d’autres pays européens ? Quel est le coût de la prise en charge d’un schizophrène ? Recherches qui ont leur intérêt, mais pas particulièrement pour les psychiatres ni pour leurs patients.

Essayons quand même d’adopter une attitude moins désespérée et examinons chacun des obstacles invoqués.

Complexité et variabilité de l’objet.

D’autres disciplines comme la biologie traitent aussi de la complexité, à la fois sous ses aspects développementaux, structurels et fonctionnels. Au prix d’une distinction des niveaux moléculaires, cellulaires, physiologiques et de la spécification de certains domaines tels que la génétique, l’immunologie et les neurosciences, il est incontestable qu’une recherche a pu se développer et produire des résultats. Les différents niveaux d’approche n’ont pas été mis en concurrence quand à leur légitimité mais ont été considérés dans une perspective à la fois phénoménale et causale intégrative (une inflammation peut être considérée comme la rencontre d’un sujet avec du pollen, mais aussi à travers la description de la réaction inflammatoire, ce qui ne préjuge pas de la probable sensibilisation antérieure et des différents facteurs génétiques et environnementaux qui auront fait du sujet un sujet à risque). Des répartitions de ce genre sont sans doute possible en psychiatrie et peut-être existent-elles déjà de fait.

Subjectivité et irreproductibilité.

Nous avons déjà traité du problème subjectivité-objectivité dans le cadre clinique. Revenons à la question de l’expérimental en prenant un exemple, celui de la psychothérapie. Qu’est-ce qui définit l’expérimental ? C’est que “les lois n’apparaissent avec toute leur netteté, que lorsque les conditions de l’expérience restent invariable”17 . A ce titre, la consultation psychothérapique correspond d’une certaine façon à une situation expérimentale : un patient vient pour exprimer ses difficultés et sa souffrance à quelqu’un dont c’est le métier, qui peut tout entendre (même les choses les plus intimes) et a été formé pour le faire, qui ne porte pas de jugement et qui sera là au prochain rendez-vous, sauf cataclysme. Les effets implicites de cette situation particulière apparaissent bien, par contraste, lorsque par exemple un somaticien entreprend de faire de la psychothérapie au cours de ses consultations médicales. Cela ne fonctionne pas, car les gens ne sont pas venus pour cela et l’implication personnelle qu’essaye de provoquer le médecin devient un forçage insupportable qui conduit souvent le patient à changer de médecin.

Contrairement à ce qu’il pense, le psychiatre intervient dans un cadre très strict qui détermine pour une part importante (peut-être essentielle) le déroulement et même le type de contenu de la consultation (cela apparaît en particulier dans le fait que lorsque “tout va bien”, le patient n’a rien à dire).

Globalement, on pourrait donc considérer que les éléments qui s’expriment (et pourraient être recueillis) au cours de l’acte psychiatrique s’inscrivent dans un cadre stable et sans doute beaucoup plus constant d’un cabinet de consultation à l’autre qu’on pourrait le croire. Cette constatation est importante, car elle permet de penser que les données issues des consultations sont sans doute suffisamment homogènes pour que l’on ne soit pas obligé d’attendre qu’un praticien traite en même temps une population de vingt patients semblables pour qu’il soit possible d’en tirer des éléments recevables.

Le deuxième point à aborder est évidemment la reproductibilité d’une relation de cause à effet entre un événement “externe” (les guillemets signalent qu’un événement n’est évidemment jamais seulement externe) et un effet (qui peut être par exemple une crise d’angoisse ou une augmentation du pouls, voire la variation d’un paramètre biologique). Cette question se pose à deux niveaux : celui des interactions entre le clinicien et son patient et celui des effets d’une expérience vécue en dehors de ce cadre dont la patient vient parler dans la consultation. Le premier niveau a été étudié assez systématiquement par Jones et fait apparaître effectivement l’importance des interactions18 . Quand au second, nous sommes obligés de reconnaître que pratiquement tous les cas sont en eux-mêmes des situations expérimentales dont le cadre général est la vie, appréhendée à travers la réalité psychique et la pathologie. Le patient, précisément, se plaint que dans les mêmes conditions, il ressent les mêmes effets, en précisant même qu’un élément de la situation anxiogène peut entraîner le déclenchement d’une réaction identique à celle produite par la situation initiale (le bruit d’un avion pour quelqu’un qui a subi des bombardements, une situation de compétition pour quelqu’un qui s’y est trouvé piégé). Du côté du psychiatre, et c’est d’ailleurs ce qui fait une partie de sa qualification, il est capable de prévoir ce qui peut se passer si une personne est exposée à un type particulier de situation (par exemple, une séparation chez quelqu’un qui présente un complexe d’attachement19 ), en fonction de ce qu’il connaît d’elle et, chaque fois qu’il le peut, d’en prévenir les effets avec les moyens dont il dispose.

Tout cela demanderait à être approfondi, mais en résumé : bien évidemment le psychiatre ne fait pas d’expériences sur son patient, comme le chercheur avec son animal. En revanche, non seulement son cabinet (ou bureau) est la cadre d’une situation expérimentale dont les conditions sont finalement très contrôlées, mais les informations qu’il y recueille font apparaître que, dans une situation de troubles psychiques, des corrélations stables peuvent être observées entre un événement (ou une situation) et un trouble. Cette régularité se retrouve dans les propos du patient, mais pourrait l’être aussi dans d’autres paramètres (y compris biologiques dans certains cas comme le stress). Le psychiatre fait partie du cadre de la consultation. Si des données doivent être recueillies et analysées pour une recherche, elles nécessitent l’intervention d’un tiers. Ces éléments devraient permettre au cas “unique” de retrouver toute sa valeur, en mettant en relation le repérage du clinicien (et souvent du patient) et l’analyse “objective” de ce tiers qui ne se limitera pas, évidemment, à l’étude anatomo-pathologique. Sur le fond, ce n’est d’ailleurs pas autre chose que propose Kandel en se référent à l’étude de Paul Broca à propos de son patient Leborgne1

Reste à se demander si les obstacles concernant l’observation sont recevables. Tout d’abord, il est à mon avis faux de dire comme le suggère Ch Brisset que lorsque le psychiatre observe, il devient une sorte de monstre kafkaïen20 qui fige le champ thérapeutique. Cela serait sans doute le cas s’il ne faisait que cela, mais heureusement il est capable de passer en permanence du registre de la conscience procédurale à la conscience déclarative, c’est-à-dire d’un fonctionnement dans l’action à un fonctionnement dans la pensée. Il est capable de repérer ce qui est saillant (les petits événements, les changements de direction qui ponctuent le discours). Ensuite, le fait qu’une consultation soit enregistrée (avec l’accord du patient évidemment) modifie-t-il réellement le déroulement du processus thérapeutique. Jusqu’ici, il y avait deux types de réponses : ceux qui l’avaient fait répondaient que non, passés les premiers contacts avec le magnétophone ou la caméra, tout se passait naturellement tandis que ceux qui ne s’étaient jamais prêtés à cette expérience affirmaient le contraire. Pour se faire une idée, il suffit de visionner les entretiens enregistrés par S. Lebovici de ses consultations : il devient impossible alors d’affirmer qu’elles dénaturent le processus thérapeutique et l’interaction.

Ayant (je l’espère) réglé la question de la possibilité générale d’une méthodologie scientifique appliquée à la situation clinique, reste la question du contenu. Peut-on en tirer quelque chose et comment ?

Cette question se pose dans une double perspective : celui de l’éclaircissement d’une pratique et finalement de la théorisation de la psychiatrie ; celui d’une meilleure connaissance du déterminisme psychique, dont nous donnerons deux exemples : celui des facteurs de déclenchement et de précipitation et celui des processus mentaux qui conduisent à un sentiment ou à une action.

1) Éclairer les mécanismes d’une pratique

La connaissance des effets de la psychothérapie ou même simplement de l’impact relationnel restent très mystérieux. On peut concevoir sans grand risque de se tromper que le langage doit y jouer un rôle, mais s’agit-il des effets propres de la mise en récit par le patient ou de l’interaction avec le thérapeute et donc de son propre rôle dans cette mise en mots ? Ou bien encore, comme le conçoivent D. Stern et ses collaborateurs, une partie importante de l’action se situe-t-elle dans les “moments de signification” éprouvés conjointement par le patient et le thérapeute ? Ces questions générales qui, beaucoup l’ignorent, ont leurs corrélats biologiques dans le statut mnésique et d’accessibilité à la conscience de l’histoire personnelle, croisent des questions beaucoup plus concrètes sur les modalités de la pratique : les psychiatres interviennent-ils au cours des entretiens ? leur mode d’intervention dépend-il des pathologies ? de la demande des patients ? à quel moment interviennent-ils ? et sous quelle forme (demande de précision, reformulation, interprétation, …) ? ces moments de signification sont-ils repérables, comment, et quels sont leurs effets ?

2) Approfondir la question du déterminisme psychique
- mieux connaître les facteurs de déclenchement et de précipitation

Le psychiatre est sans doute la personne la mieux placée pour aller au delà du comportement et situer la véritable portée d’événements qui peuvent paraître minimes mais dont l’effet est démesuré chez certaines personnes. Le commencement d’un nouveau travail, une manifestation perçue comme de la non reconnaissance, une situation d’impuissance peuvent être à l’origine d’un vécu d’angoisse très important initiateur de troubles intenses sur le mode de la panique et de réactions qui vont tenter de la juguler, voire d’un bref épisode délirant ou encore de comportements de refus et d’opposition, qui vont enclencher leur propre chaîne de réponses comportementales de la part de l’environnement. On raisonne encore souvent de façon très globale en terme d’entités pathologiques, en oubliant que ces entités ne sont que la forme globale et évolutive de processus d’exposition et d’adaptation d’un individu particulièrement vulnérable et sensible à certains schémas.

- décrire les processus mentaux qui conduisent à un sentiment ou à une action

Cette question rejoint la précédente, mais à un niveau encore plus proche du fonctionnement mental de la personne. Il s’agit de rechercher avec le patient les tenants et les aboutissants, non seulement anciens mais actuels, qui conduisent au passage à l’acte violent contre soi ou contre l’autre. Le caractère démesuré de la menace vécue par le refus d’un enfant d’obéir à sa mère, le sentiment d’incapacité de savoir s’occuper de l’enfant font ressortir par leur ampleur le caractère imaginaire pris par le petit en tant que personnage qui devient une menace, dont on ne peut sortir que par un acte impulsif contre soi ou l’autre.

Nous avons eu l’occasion d’étudier particulièrement ces deux derniers registres à l’occasion d’une recherche passionnante sur le rêve, réalisée à partir d’un corpus de récits de rêves recueillis par une patiente21,22. Nous avons pu étudier ainsi en particulier le déroulement des actions dans le rêve et les stratégies du rêveur dans des conditions de choix et d’agression. Outre les indications très importantes à la fois au niveau clinique individuel et à un niveau plus fondamentale, cette recherche a fait apparaître tout l’apport d’une méthode d’analyse strictement définie et ouverte, et d’un groupe de “chercheurs” externe pour l’analyse des données .

Tous ces éléments sont contenus dans les entretiens. Ils ne nécessitent pas de savantes reconstructions pour les distinguer.

Voici donc quelques pistes qui illustrent comment une recherche en psychiatrie peut-être initiée sinon à partir du divan, du moins à partir de l’entretien psychothérapique. S’agit-il d’une recherche qui doit rester contingente à ce champ ou peut-on envisager des relations avec les recherches de ceux qui s’intéressent plutôt au niveau moléculaire ou du moins au niveau biologique.

Voyons à ce sujet l’avis de deux chercheurs des neurosciencences, G. Edelman23 et E. Kandel qui nous rappelleront en même temps les règles de la recherche scientifique.

“La science s’intéresse aux corrélations formelles entre diverses propriétés, et s’attache à développer des édifices théoriques capables de décrire tous les aspects connus des ces corrélations, sans exception, de la manière la plus parcimonieuse et la plus utile possible. Elle doit énoncer ses descriptions de sorte que deux observateurs humains, quels qu’ils soient, puissent se les communiquer et les comprendre. Toute description dont la cible n’est pas l’observateur humain, conscient et capable de détecter les failles logiques, de reproduire des expériences et d’en construire d’autres, n’est pas une description scientifique. Un exemple de description non scientifique consisterait de ma part à raconter mes sensations personnelles, mes souvenirs apparents et mes émotions durant une transe induite par des drogues. Au mieux, un observateur pourrait tenter de corréler les descriptions fournies par une vingtaine de sujets en transe (dont moi même) et y détecter des régularités. Mais cet observateur serait incapable de corréler de façon fiable et détaillée mes sentiments particuliers, mon histoire et ma façon particulière d’oublier , ou de généraliser avec certitude. Par conséquent, même s’il peut ariver que la science parvienne à discerner les éléments communs à vingt récits différents, elle incapable de décrire des histoires individuelles” [G. E.]

“Pour commencer, la psychanalyse a manqué de tout semblant de fondation scientifique. Et même, il lui a manqué une tradition scientifique, une tradition de questionnement qui ne soit pas fondée seulement sur des spéculations, mais sur des expériences créatives et critiques développées pour explorer, soutenir, ou comme c'est souvent le cas reprendre ses hypothèses. Beaucoup des découvertes de la psychanalyse sont issues d'études cliniques de cas individuels. Les constructions issues des cas uniques peuvent avoir beaucoup de puissance, comme nous l'avons appris de l'étude de Paul Broca sur le patient Leborgne24 . L'analyse de ce patient est un point de repère historique ; elle marque l'origine de la neuropsychologie. L'étude de ce patient unique a conduit à la découverte que l'expression du langage réside dans l'hémisphère gauche et spécialement dans le cortex frontal de cet hémisphère. Mais comme le cas de Broca l'illustre, les découvertes cliniques, particulièrement celles basées sur des cas individuels, ont besoin d'être soutenues par des méthodes indépendantes et objectives. Broca y est parvenu en étudiant le cerveau de Leborgne à l'autopsie et en découvrant à partir de là huit autres patients avec des lésions et des symptômes similaires. C'est, je le crois, le manque d'une culture scientifique, plus que toute autre chose qui a conduit à l'insularité et à l'anti-intellectualisme qui ont caractérisé la psychanalyse durant les 50 dernières années et qui, à leur tour, ont influencé la formation des psychiatres dans la période suivant la deuxième guerre mondiale, la période durant laquelle la psychanalyse était le mode de pensée dominant dans la psychiatrie américaine”. [E. K]

La seconde partie de la réflexion d’Edelman fait apparaître une certaine méconnaissance des capacités de l’analyse de discours pratiquée par le linguiste dans le diagnostic. C’est un domaine dont la pratique “naturelle” a précédé l’analyse et la théorisation qui s’est considérablement enrichie depuis une petite trentaine d’années25 . Celle de Kandel exprime sa conviction non seulement de la possibilité, mais du caractère indispensable d’une mise en relation des connaissances de la clinique et de celles de la biologie.

Pour conclure

J’ai voulu approfondir un certain nombre de questions qui, traitées de façon réductrice et quasi idéologique, obèrent la perspective d’une implication majeure des psychiatres cliniciens dans la recherche. Celle-ci concerne deux grands enjeux, celui de l’a théorisation de leur activité et de ses effets, celui d’une implication forte dans la constitution d’une “biologie de l’esprit” qui est à l’ordre du jour de l’agenda scientifique. La démarche de recherche clinique en psychopathologie est non seulement possible, mais déjà largement appliquée dans les faits (pour exemples, 22, 26 et 27). Elle est difficile, “remet en question les habitudes, les routines praticiennes”, et est un “frein au dogmatisme qui s’empare si aisément de la pensée du clinicien28. Mais c’est aussi toute la satisfaction de chercher, non pas en dehors, mais un peu à côté des sentiers battus et d’y apporter sa pierre. J’ai insisté sur le fait que nous sommes actuellement à un tournant qui permet de passer d’une recherche “en paradigme fermé” à une recherche ouverte et en continuité avec celle d’autres disciplines, en particulier la biologie et les neurosciences. Dans cette perspective, les cliniciens ont a un rôle important à jouer dans la définition des questions, des hypothèses et la conception des modèles qui pourront participer à une compréhension sophistiquée de la relation esprit-cerveau. Cette possibilité implique non seulement une meilleure connaissance réciproque, mais, pour la psychiatrie, d’accepter les règles de la communication scientifique, dont l’essentiel reste qu’elle puisse être critiquable.

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PRATIQUES en santé mentale • N4 •


Dernière mise à jour : 20 février, 2005
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