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Espace Cliniciens

Histoire de délires

par le Dr Jean-Michel THURIN (Paris)
jmthurin@techniques-psychotherapiques.org

Article publié dans Psychiatries 1987, 80/81:91-96

L'argument de ces journées m'a décidé à reprendre un travail laissé en suspens depuis 8 années. C'était
sans doute le recul nécessaire dont j'avais besoin, je ne suis pas certain qu'il soit encore suffisant.

Mais l'expérience que j'ai vécue pendant plus de deux ans, accompagné de ma femme et de quelques amis,
tout particulièrement Michel et Viviane Bruillon, a été pour moi tellement riche d'enseignement et de bouleversement - il s'est produit une véritable rupture dans ma vie et ma pratique - que j'ai souhaité vous présenter quelques-unes des observations et réflexions, sur la psychose et le délire, qui en sont issues.

Je souhaite qu'elles éclairent certaines des questions qui nous ont réunis ici.

Présentation de Paradoxe

Je vais d'abord vous présenter le contexte et le cadre dans lequel cette expérience s'est produite.

Quelques repères :

- 1969. C'est pour moi la découverte de Charenton et de ses serrures, des observations écrites à la plume où rien n'a été ajouté depuis plusieurs années. Une action politique, des délégations avec les malades. Le choc de la lecture de Freud.

- 1971. Evreux. Des heures à parler avec les patients. Premières journées "dehors" avec des psychotiques, les "agités" de l'institution. Les ouvrages de Gentis et de Castel qui circulent. Un réseau soignants-soignés qui se crée. La rencontre de Lucien Bonnafé.

- 1974. Je crée une unité de thérapie familiale pour psychotiques. C'est aussi Anne-Lise Stern, Palo Alto, Voyage à travers la folie, Bettelheim, l'École Freudienne, La Borde et Lacan.

- 1978. Un de mes étudiants est hospitalisé en placement volontaire à Ste-Anne.

C'est ici qu'apparaît "Rebais", une grande maison et son jardin dans un village de Seine-et-Marne, le lieu où nous allons vivre au quotidien avec la psychose et mettre à l'épreuve nos convictions et notre projet thérapeutique.

Les extraits de nos journaux de bord, que vous avez entre les mains, décrivent assez bien le fonctionnement
de ce lieu et son evolution'. Je souhaite simplement préciser que durant toute cette période, aucun traitement chimique n'a été utilisé et rappeler comment notre activité avait été définie, lorsqu'après le séjour de Cyril, nous avions décidé de poursuivre sur un mode plus structuré2.

"Deux familles de psychothérapeutes vivent au centre et assurent ta dynamique de vie. Cette structure familiale élargie permet un autre lieu de représentation de l'inconscient.

Les problèmes psychologiques sont verbalisés ou repris par des techniques de médiation au moment où ils se manifestent et dans la situation dans laquelle ils surgissent.

Un contrat est établi sur la base du travail réciproque d'analyse et de la participation à la vie communautaire".

Les techniques de médiation en question étaient le jeu de rôle, l'improvisation théâtrale reprise dans un deuxième temps en scénario, l'écriture alternée, les jeux de société, les marionnettes.

J'ajouterai que ces outils n'ont jamais eu un caractère systématisé. Nous les avons utilisés au fur et à mesure, chaque fois qu'une situation paraissait bloquée ou que l'angoisse devenait trop envahissante. Nous avons pu ainsi constater comment le renversement des positions acteur-spectateur peut entraîner instantanément la dissolution - au sens fort du terme - d'une situation imaginaire. Et également, comment l'expression de difficultés peut être introduite par la mise en scène.

En ce qui concerne les entretiens, vous aurez sans doute remarqué que la valeur de la parole n'était pas conditionnée par le décorum ; autrement dit, qu'un dialogue authentique articulé à l'essentiel peut se produire malgré ou "à travers" les rapports quotidiens. Ceci remet à leur place certains mimétismes de la pratique qui seraient censés garantir les conditions du processus analytique. Mais inversement nous avons su éviter le mythe de la spontanéité et de la syntonie ; nos rapports sont restés contractuels. Nous étions là, les uns et les autres, pour travailler, pris dans la question du sens, et à la recherche d'une issue possible à la décompensation délirante.

Enfin, je crois qu'il est utile d'insister sur la place des activités du quotidien. Le chauffage de la maison, la cuisine, le jardinage, la restauration d'objets, les sorties se situaient dans une dynamique de nécessité et d'organisation sociale dans laquelle nous étions inclus.

Premières observations

Abordons maintenant les traits les plus saillants de notre expérience.

La première période, celle du séjour de Cyril, c'est la rencontre de notre imaginaire. Au fur et à mesure que nous avançons, se révèle, se projette et se décolle en quelque sorte, tout cet univers de fantasmes et d'horreur qui, à notre insu, et malgré notre comportement et nos déclarations, était inclus dans notre relation au "fou". Nous sommes plongés dans un cauchemar qui nous envahit complètement dès que les différents personnages sont en dehors de notre regard ou de notre oreille (y compris par l'intermédiaire du téléphone). Curieusement, nous vivons les uns et les autres l'expérience du dédoublement, de l'interprétation persécutive, de la fascination, du sommeil hypnotique, de la confusion et de la peur, mais, pourrait-on dire, "en pleine conscience". Concernant l'angoisse qui nous submerge, on pourrait considérer que la situation dans laquelle nous étions était réellement dangereuse ; pourtant, c'est un sentiment que nous n'avons jamais eu ; nous aurions alors immédiatement interrompu notre tentative. Le pacte de départ, celui d'une aide, est resté présent comme cadre de notre expérience ; il reprenait consistance et sens à chacun de nos retours.

Quoiqu'il en soit, c'est définitivement que nous avons perdu à cette époque les mirages du psychiatre d'avant-garde et du psychotique héros, tout comme, même s'ils étaient devant nous, en chair et en os, les imagos de la mère hystérique et du père absent. Nous avons rencontré surtout de la misère et de la souffrance ; et celle-ci ne nous a pas vraiment quittés...

Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l'espace ; comment, en quelque sorte, la psychose s'étale, envahit tout, mine les limites, vous englobe. Il y a eu parfois nécessité de réagir fermement pour redélimiter notre territoire mais l'essentiel s'est produit, je crois, au niveau de la solidité de notre structure familiale et d'un certain rapport de
parole où se mobilise la distance. C'est un autre aspect de la loi.

Je vais revenir sur l'imaginaire, à propos de ses fonctions de médiation et de représentation, mais je voudrais immédiatement aborder les questions, qui me paraissent liées, du délire et de la communication verbale.

Le délire : une parole... fermeture et immobilisation du discours

L'approche de la psychose, après une période d'objectivation naïve de l'individu (description de son apparence, de ses comportements, de ses paramètres biologiques) s'est faite à partir de l'analyse du discours du délirant. Le point culminant en est l'étude de Freud et de Lacan du cas Schreber.

La durée de son délire, son évolution ont contribué à donner l'impression qu'il s'agissait d'un procesus qui, une fois enclenché, possédait son propre dynamisme, le psychiatre se trouvant dans la situation de "voir et attendre". Or, un élément est apparu d'emblée, qui a été retrouvé chez chacun des patients qui sont venus à Rebais. Le délire présentait des failles si bien qu'à certains moments ou avec certains interlocuteurs, une communication "normale" s'établissait.

Les notes prises, notamment durant le séjour de Marie et de Rémy, montrent comment, en dehors de tout traitement chimique auquel ces transformations auraient pu être imputées, le discours délirant s'est restructuré en dialogue, abandonnant à la fois son caractère métaphorique et aussi son caractère narcissique. C'est-à-dire celui d'un discours qui se parle à lui-même et qui contient tous les éléments de la structure impliquée. Constatation complémentaire, cette ouverture a permis que se verbalisent certaines questions et souvenirs qui n'avaient jusque-là d'autre expression que délirante.

Cette voie avait été ouverte par le fait qu'avec les enfants, en particulier, le délirant ne l'était plus. Quelques instants plus tard, dans une autre structure de relation, il le redevenait. Ceci était un premier accroc à l'idée suivant laquelle le sujet serait massivement envahi par le délire. Même dans un délire qui paraissait restructurer totalement la réalité, il restait une place pour l'intersubjectivité. Nous nous sommes posé la question des conditions d'ouverture et de fermeture du canal, du chevauchement et de la bascule des espaces.

Dans un deuxième temps, nous avons constaté qu'il existait en fait une continuité et un déterminisme du discours. Comme si les patients avaient intégré la possibilité qu'ils avaient de parler de leurs difficultés, de leur souffrance, de leurs questions et que leur délire s'intégrait à cette parole, ici comme métaphore plus ou moins réussie, là comme résistance ; le délire marquant tantôt l'initialisation de la communication, tantôt sa rupture.

Dans l'après coup, nous avons constaté au cours des analyses menées en cabinet que le discours délirant pouvait évoluer rapidement vers un discours "normal", je veux dire qu'il se rapprochait de celui du névrosé, pour ne pas dire qu'il lui était identique, tout au moins à première vue. Ceci était fondamentalement nouveau pour nous, d'autant que nous avions le sentiment d'en faire infiniment moins qu'auparavant. Dans ce discours, le délire apparaît de temps en temps, sous la forme d'un reste auquel on garde une certaine attention, comme un souvenir écran ou un rêve qui se répète ; mais il n'est plus accaparant et a le statut de symptôme, tout comme une phobie ou une obsession.

J'ajouterai qu'il présente comme elles différentes facettes dont chacune offre une des significations qui s'éclairent mutuellement et qu'a posteriori, j'imagine mal comment on peut aborder le délire dans l'immédiateté et suivant une logique de tout ou rien.

Mais je reviens à la question des conditions de l'évolution de ce discours. Pourquoi Schreber, même guéri, délire-t-il encore "à plein tuyau", comme le dit Lacan ?

N'est-ce pas en partie un effet du contre-transfert - j'utilise ce terme dans le sens lacanien de "somme des préjugés" - qui fait que, fascinés, leurrés par certains aspects, nous en négligeons d'autres, moins attractifs, mais qui sont les véritables points d'articulation des questions tabous, ce sur quoi on fait silence par crainte ou par pudeur, qu'exprime le délire.

Traiter un délire suppose, il me semble, de n'être pas obnubilé par lui en tant que tel. Il s'agit d'en repérer la structure, d'en suivre les éléments à la lettre, de relever les paradoxes et de s'autoriser à poser des questions "bêtes" ; cela conduit souvent à d'autres questions à la fois banales et terrifiantes. Banales pour un névrosé qui les aura croisées dans un ouvrage philosophique ou une conversation mondaine, terrifiante pour le psychotique, car toute son existence semble l'avoir conduit devant cette béance où tout s'immobilise.

Entrecroisements... signifiants, fantasmes, signes, paroles

Ces obsessions nocturnes qui nous assaillaient chaque nuit durant le séjour de Cyril étaient-elles uniquement la projection de nos fantasmes ? ou avaient-elles trouvé un point d'ancrage dans certaines perceptions de la veille, voire dans certains signes qui nous étaient adressés ? À la vérité, avec le recul, ces éléments existaient bien. Dès lors, pourquoi nous était-il impossible d'aborder directement la pensée, dont ils constituaient une
matière signifiante parfois évidente, un peu à la façon d'un objet surréaliste ?

C'est comme si cette étape de la projection nocturne avait été nécessaire pour que nous puissions intégrer les éléments d'un rébus qui prenait forme de message et secondairement y répondre.

Dans quelle mesure le fait que nous nous soyons représenté certaines scènes a-t-il constitué une étape nécessaire de la communication ; notre réponse a-t-elle contribué à ramener certaines impulsions dans la dynamique du discours ? Je ne puis le dire. Mais Cyril, au cours de son analyse, va cependant me donner quelques indications sur la structure de ce dialogue. Je le cite

"Tu transportes avec toi l'ambiance de la pièce. À Rebais, le fait que tu y sois changeait ce qui s'y produisait. Je trouvais que c'était un privilège de monter. On ne rigolait pas, c'était du sérieux.

En fin de compte, je t'imaginais comme un support, un peu comme si j'étais acteur disant sa tirade. Tu serais le régisseur, peut-être le souffleur. Non, pas le souffleur. Pas le spectateur. Tu serais le régisseur ou l'estrade."

J'ajoute : une estrade qui aurait recueilli les éléments signifiants de la tirade sans pouvoir les agencer immédiatement.

Dès lors, on saisit mieux la fonction des disques répétés, signes et objets divers offerts à notre regard. En isolant de ces phénomènes leur thématique commune, on s'aperçoit qu'on est sur la ligne de partage ou d'identification de la mort et de la vie. Ce qui était précisément, dans les différents registres, comme l'a montré son analyse
ultérieure, le point focal de son problème. Autrement dit, l'imaginaire est certes souvent un substitut voire un obstacle de la relation symbolique, mais n'en est-il pas également parfois une ébauche, comme la constitution d'un terme intermédiaire sur la voie du symbole ?

Ainsi, en passant son disque sur le cancer, en toussant... n'attendait-il pas de nous les mots qui lui permettraient d'exprimer sa terreur à lui ? les mots imprononçables : la mort, le temps...

Entrecroisements (suite)... un, double, dédoublement, histoire

Je ne puis qu'aborder succintement, faute de temps et d'en saisir précisément le mécanisme, cette sorte de décollement hallucinatoire, qui s'est produite à plusieurs reprises, lorsqu'un interlocuteur réel s'est substitué à une hallucination visuelle ou auditive. Il s'agit en quelque sorte d'une identification inversée ; la structure syntaxique entre sujet et objet étant maintenue, une personne prend la place d'une représentation hallucinatoire. Ce "transfert" transforme l'intersubjectivité fantasmatique en dialogue.

Mais cette oscillation entre intériorisation et incarnation de l'Autre semble traduire également que le premier décollement imaginaire, celui où l'image de soi se dissocie de celle de l'autre, est resté excessivement fragile, les superpositions et séparations se faisant au gré de la trajectoire des rencontres. Dans cette perspective, il semblerait qu'à un certain moment, le miroir se transforme en vitre et laisse apparaître l'autre, distinct de soi et
qui parle de l'extérieur. Ceci suppose que le patient soit passé d'une structuration pseudo binaire d'équivalence à une structuration ternaire, du "On me parle, on me voit" au "Je te vois, je te parle de son dire, de son regard".

Lorsque Cyril nous offre ses médailles, en nous disant "qu'il aime ce qui représente les êtres doubles", il s'objective dans sa dualité, et en même temps se dissocie de sa mère par notre intermédiaire car nous sommes deux. D'autre part, il nous introduit dans un ordre signifiant, celui des signes du Zodiaque. En même temps, il nous intègre dans une relation problématique d'équivalence entre l'avoir et l'être. Je précise que son vrai prénom réalise strictement l'union et l'identité entre je et l'autre.

Pour Nadine, c'est sa rencontre du miroir qui la fait apparaître avec l'enfant et la sépare, par la même occasion, de sa relation d'inclusion et de mimétisme à l'autre.

Chez Rémy, le passage du délire hallucinatoire au dialogue se produit à partir de la "déclaration" en forme de parabole qu'il m'adresse. Je la traduis, au fur et à mesure, comme un interprète, à partir de l'ébauche de code qu'il nous a livrée le jour même, à savoir Giscard... Thurin. Nous sommes, l'un et l'autre, projetés dans le champ du théâtre imaginaire, du jeu et de la métaphore. C'est désormais le monde qui nous écoute et ses yeux sont
moins menaçants. Espace de transition nécessaire pour qu'il puisse parler "normalement" de sa sexualité et de son père.

Délire et réel

Parce que le délire se présente comme une manifestation de l'imaginaire, on a tendance à sortir imaginairement le "fou" du réel. Or, il me semble que dans le délire, c'est aussi le réel qui se manifeste ; le délire constitue un espace de rupture dans ce qui détermine, ce qui est parvenu à cerner le sujet, à se refermer sur lui au point d'interdire son existence. Il s'agit à la fois d'une expression de l'insoutenable et de son inversion.

Après quel lot de souffrances et de persécutions réelles apparaît un délire de persécution ? Après quelle négation essentielle un patient délire-t-il que l'on parle de lui ? Après quelle absence fondamentale découvre-t-il, dans tout ce qui l'entoure, que l'être aimé est partout ?

Quelle sera, dès lors, l'attitude du psychanalyste quand le voile du délire s'estompe et laisse apparaître un univers tellement bloqué que les seules possibilités libidinales seraient finalement.., le délire ? Comment un sujet peut-il agir lorsque ses seules assises, ses seuls investissements, son univers, ont été jusque là constitués par le symptôme du parent fou, lui-même prisonnier du discours social ? Là où le symptôme offrait auparavant une apparence de signification existe le trou, l'absence de sens. À quoi bon ? se dit le psychotique "guéri" qui doit affronter un monde étranger et l'action ; la question du suicide sous différentes formes est ici posée... mais aussi celle de la passe.

Ces cas font apparaître que le problème de la guérison ne se limite certes pas à la disparition du délire. Il s'agit d'une véritable reconquête de la vie et du signifiant dans des conditions très difficiles, où chaque échec s'intègre à la répétition et la renforce, chaque acte réussi marque un pas de côté sur la voie du déterminisme et l'ouverture du réseau référentiel. On découvre ici qu'il ne suffit pas d'en parler, qu'une certaine parole peut devenir un leurre et que se pose la question de l'affirmation, de l'acte et de la création. Le réel, c'est aussi ce sur quoi on agit.

Il s'avère souvent nécessaire à ce stade que l'analyste puisse dégager le social et le politique de l'histoire strictement familiale, ce qui a pour effet d'élargir le champ référentiel, de le complexifier, de repérer les noeuds et les croisements où le sujet est signifiant de plusieurs discours. Ceci lui permet d'apparaître au-delà de la méconnaissance, de s'inscrire dans un autre système de rapports ; une autre lecture, d'autres réponses,
s'offrent aux points où la réalité vient s'engouffrer dans les failles de l'inconscient.

Fonction du délire - espoir ou désespoir ?

Revenons à la fonction du délire, déjà évoquée à plusieurs reprises...

Je vais m'appuyer sur le cas d'une femme, martiniquaise. Mariée par sa mère à un homme qu'elle n'a vu qu'une fois, elle le rejoint en métropole dans le Pas-de-Calais où il travaille. C'est là qu'elle va vivre pendant près de dix ans, déracinée, avec une seule idée, économiser de l'argent pour s'extraire de sa condition.

Elle se prive de tout, fait elle-même les vêtements de toute la famille, économise sur le chauffage. Elle doit aussi supporter les remarques sur sa couleur et celle de ses enfants : ils sont la seule famille "noire" de la ville.

Son mari est muté dans la région parisienne et ils sont hébergés pendant quelques jours par un de ses collègues, le temps que l'appartement qu'ils ont retenu soit disponible.

C'est là que se déclenche son délire qui va durer plusieurs années, avec des rémissions : "On lui a volé son argent. C'est cet homme qui l'a dépossédée."

Elle est traitée à l'époque par des neuroleptiques et des électrochocs, et, après avoir longtemps déliré "à bas bruit", il ne lui reste de cet état, que deux cicatrices : le nom de la personne qui était censée lui avoir volé son argent, qui s'impose à elle, par moment, sous forme hallucinatoire et une peur panique de tout ce qui est machine ; ce qui l'oblige à renoncer à plusieurs emplois. D'autre part, toujours assez isolée parce que ses préoccupations sont très différentes de celles de ses collègues de bureau, elle se sent persécutée à certains moments, à la limite du passage à l'acte. Ceci disparaîtra complètement quand elle commencera des études et découvrira ainsi un autre milieu de relation, de nouveaux signifiants de l'identité.

Un premier niveau de signification de ce que j'appelle les "cicatrices" va apparaître au cours de son analyse, quinze ans après le premier accès délirant. Ce devant quoi elle a été placée, au moment de son déménagement, c'est que sa propre vie, sa jouissance lui ont été volées ; il ne restait à leur place que ce petit magot dérisoire. Annuler ce magot, c'était en quelque sorte annuler les années perdues, les humiliations, la soumission à sa mère qui avait refait d'elle une esclave. Car on ne peut dissocier le délire de l'histoire sociale, du discours politique. Je ne parle pas seulement de la façon dont il s'inscrit, mais de la façon dont l'actualité rappelle certaines relations fondamentales, la rage et la honte qu'elles portent. Ici, l'aliénation ou plutôt l'assujetissement.

Quant à la machine, c'était elle. Face à face, elles se reconnaissaient ; la première panique avait eu lieu devant une caisse enregistreuse. L'hallucination auditive du nom va devenir un signifiant uniquement pensé qui apparaît dans des situations qui l'angoissent, puis disparaître. Ayant pris un moment la place de ce qui avait donné sens à sa vie et était devenu son maître, l'argent, il n'a plus de raison d'être ; sa vie s'est reconstruite, son dialogue intérieur s'est ouvert à de nouveaux interlocuteurs, sa libération peut prendre d'autres formes.

Le délire apparaît souvent comme la solution du problème de l'existence par la négation de ses données. Si
je suis le temps, la mort ne me concerne plus ; j'en suis le maître ; si l'on parle de moi, c'est donc que
j'existe ; si l'on me regarde et qu'on me jalouse, c'est que je suis visible et support d'un désir.

Tout ceci implique la question d'une reconnaissance fondamentale et d'un certain ordre de signifiance
jamais établis.

Oui, c'est bien la signifiance du sujet qui est ici en cause et la façon dont la réalité la confirme ou l'infirme.
Cette question, bien qu'elle y trouve un appui essentiel, ne peut être réduite au "nom du père" ; chacun a
rencontré des psychotiques chez lesquels la métaphore paternelle était bien (trop !) en place.

On retrouve chez le psychotique une problématique proche de celle du psychosomatique. Mais ce dernier
cherche son appui dans le réel alors que le psychotique recourt à l'imaginaire. L'un n'exclut pas forcément
l'autre.

Les questions que le psychotique nous adresse, parfois initialement de son délire, peuvent donner le ver-
tige.

Lorsque Cyril découvre le dossier de son cancer, la vérité, il va vomir.

C'est ce à quoi nous sommes affrontés lorsque nous acceptons d'entendre.

Espoir ou désespoir, à chacun de choisir...
9, rue Brantôme
75003 Paris

Notes

1 - On peut se procurer ce document à l'École Lacanienne de Psychosomatique, 9 rue Brantôme, 75003 Paris.
2 - Nous avons bénéficié alors du soutien du S.N.P.P. et de son Secrétaire général, P. Gehin. Qu'ils en soient remerciés.


Dernière mise à jour : 9/09/04

Dr Jean-Michel Thurin