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Espace Cliniciens

EDITORIAL
Cinquante ans de clinique

Jean-Michel THURIN
Psychiatrie Française 1996 ; 1:3-5

Les psychiatres sont des gens sérieux. « Cinquante ans de clinique » et voici surgir les figures les plus illustres, les théories les plus audacieuses, les scrutations épistémologiques les plus fines et surtout une succession d'analyses plus précises les unes que les autres des remodèlements nosographiques. Le résultat ? Peutêtre plus de précision. Mais quelquefois aussi le sentiment d'un profond ennui. Plus de représentations vivantes qui peuplaient notre imagination et donnaient du sens à nos actions. Plus de projets, sinon des combats d'arrière-garde autour de la ligne Maginot des névroses.

Les psychiatres rencontrent-ils encore des patients, ou sont-ils condamnés à errer dans un univers de concepts, de paradigmes et de classifications, aseptisé et autoréférentiel, qu'ils se réclament d'un courant ou d'un autre ?

« Cinquante ans de clinique » accorde-t-il assez d'importance l'expérience propre de ces cliniciens avec leurs patients, de ce qui a pu se remodeler pour eux en vingt, trente, cinquante années de pratique ? Ce qui leur a permis de rester malgré tout, dans cet univers si souvent dépressif et morbide de la psychiatrie, avec l'idée de pouvoir y faire quelque chose. Que l'on me permette alors de revenir sur quelques expériences personnelles (sans aucun doute partagées par beaucoup de collègues) qui font qu'il ne me sera jamais possible d'accepter certaines des visions opératoires et fixistes que l'on nous recommande aujourd'hui, au nom d'une nouvelle communication.

D'abord, celle du premier contact avec l'asile. Charenton, les clés, le temps ritualisé et la découverte de cet incroyable gâchis de vie que représente la folie. Mais aussi, quelques semaines plus tard, l'aménagement d'un petit bureau et des entretiens réguliers avec des « chroniques » dont les observations s'étaient taries depuis plusieurs années, redevenant bavards et allant en délégation rencontrer l'Économe pour une amélioration de l'ordinaire. Ensuite, Evreux, des week-ends organisés par des infirmier(e)s pour sortir des malades et l'incroyable contraste de leur comportement « dedans » et « dehors ». Des conversations simples et ordinaires avec les paranoïdes de la veille. Quelle était la véritable réalité ?

Quelques années plus tard, la banlieue parisienne et la douloureuse rencontre, à leur domicile, de familles meurtries et enfermées dans des rôles figés. Un équilibre précaire et le sentiment que toute évolution pourtant nécessaire peut déclencher une catastrophe. Beaucoup de difficultés à s'extraire du piège des identifications mais peu à peu l'implication dans un rôle de médecin de famille, de référence implicite, apportant soutien et conseil dans les moments difficiles. Des réussites partagées et une alliance renforcée. Au cours de ce cheminement, le dialogue a pris de la profondeur en même temps que les repères nosographiques s'estompaient. Un moment charnière aura été pour moi l'expérience de mes enfants parlant à un jeune confrère en plein délire que nous avions accueilli chez nous à la demande de sa famille. Avec eux, il parlait « normalement », avec nous il délirait, quelles que soient nos bonnes intentions. Il y avait donc un niveau de dialogue ou de relation, je dirais maintenant un autre regard sur les choses de la vie, qui permettait à une autre réalité mentale de s'exprimer. Aujourd'hui, c'est devenu pour moi un fait de constatation courant de recevoir un patient « délirant », qui a le sentiment qu'on le surveille et que l'on parle de lui à la télé ou dans la rue ou dans l'appartement d'à côté et qui, un quart d'heure plus tard, parle de ses difficultés. Difficultés à la fois graves et insignifiantes lorsque le sentiment d'existence ne s'y concentre pas, avec ses parents (ou ses enfants), en tentant de travailler, en voulant s'imposer visà-vis de son entourage. Bien entendu, ce passage ne signifie pas qu'il soit pour autant « guéri ». Et pourtant, à ce niveau de vérité partagée de la souffrance de vivre, d'impossibilité d'exister et de se faire reconnaître, de peur, c'est une autre réalité plus humaine qui se construit et qui permet, peu à peu, de faire face et même ensuite, de concevoir des projets. C'est ici que la question de la clinique peut être reposée sous un angle dynamique et pragmatique, en mettant un peu de côté la soidisant contradiction entre le médical et la subjectivité. Au fond, la psychiatrie a toujours posé le problème de l'équilibre qui se constitue chez un être humain à partir de l'action d'éléments hétérogènes, allant du plus « psychique » au plus « somatique ». Équilibre à la régulation duquel participent l'ouverture ou le rétrécissement du monde relationnel, mais aussi des compensations psychiques et somatiques. Dans certaines conditions, impliquant à la fois l'individu et son environnement, cet équilibre s'actualise sous une forme manifestement pathologique.

C'est ici qu'intervient le psychiatre. Ce n'est qu'assez récemment que cette même psychiatrie a voulu se constituer autour d'une cause ultime, généralisable, qu'elle soit d'ordre génétique, « biologique », sociale ou structurale-symbolique avec la fameuse « forclusion du nom du père En le faisant, par un étrange effet de fascination, elle a posé les bases de sa destruction. La solution étant à l'extérieur, chacun n'aurait plus qu'à décrire et constater, comme le neurologue, ou à se mettre au service de ses nouveaux maîtres, au détriment de sa propre action.

Que disent les patients dès que l'on quitte les premiers moments de la présentation-identification symptomatique ? Ils parlent de leur réalité, des difficultés qu'ils rencontrent avec le réel, de la souffrance sourde de ne pas être en harmonie avec l'environnement. Ils évoquent leurs défenses pour survivre, le handicap initial que représente le sentiment de ne pas être comme les autres, leurs échecs, leur solitude absolue, les événements difficiles qu'ils ont rencontrés, les frustrations permanentes qu'ils ressentent, les conflits qu'ils ne parviennent pas à résoudre. Un jour, sans qu'ils sachent trop bien pourquoi, ils sont passés ou restés de l'autre côté, momentanément ou durablement.

Je continue à penser et à croire que dans ce registre-là, celui non seulement du soulagement d'une souffrance mais de la construction de ce qui permet d'évoluer d'un monde à un autre, l'action du psychiatre est à la fois irremplaçable et déterminante.

J.-M. T.


Dernière mise à jour : 20 février, 2005 info@techniques-psychotherapiques.org