Le Concours Médical du 13 octobre 2001

La renaissance de la psychiatrie

La psychiatrie française, et plus largement l'ensemble de la discipline, s'oriente vers un difficile travail de réévaluation théorique à la lumière, notamment, de l'apport des neurosciences.

Un entretien avec Jean-Michel Thurin, psychiatre praticien, ancien président de la Fédération française de psychiatrie, coordonnateur du comité d'interface avec l'Inserm, rédacteur en chef "Pour la recherche".
Propos recueillis par Martine Lochouarn.

L'hégémonisme de la psychiatrie américaine, notamment à travers le DSM IV, le poids des neurosciences et la perte d'influence de la pensée psychanalytique semblent constituer les trois pôles d'une crise de la pensée psychiatrique française. Quel est votre avis ?

Jean-Michel Thurin. Quoi qu'en pensent les Français, la question de l'évolution conceptuelle en psychiatrie dépasse largement la spécificité française. La crise de la pensée psychiatrique qui a caractérisé ces dernières décennies est une crise mondiale, marquée par le caractère éclaté des approches, en particulier de l'approche organiciste et de l'approche psychodynamique et environnementale (mais aussi sociologique, familiale, etc.), qui a dominé pendant près de quarante ans. Ces approches fractionnées ont conduit à la constitution d'écoles ayant chacune une vision totalisante de la réalité psychiatrique. Après s'être exprimée longtemps par des antagonismes forts, puis par un certain flottement, cette crise fait place maintenant à la naissance d'un nouveau modèle, au passage d'une conception linéaire des causes des pathologies psychiatriques à une conception plurifactorielle de causalités en interaction. Cette démarche dépasse les particularités nationales : même s'il y a des spécificités, il est flagrant, lors des congrès internationaux, que nous partageons globalement la même approche de la maladie mentale, que nous parlons des mêmes patients et que nous travaillons dans l'ensemble de la même façon, y compris avec nos confrères américains. Quant à la domination du DSM IV sur la pratique psychiatrique, ce « manuel diagnostique et statistique » était à l'origine destiné à favoriser les recherches internationales. C'est pourquoi il a adopté une classification a-théorique, comme celle de l'OMS pour les maladies. Il n'était pas destiné à la clinique, mais les jeunes générations de psychiatres l'ont pris comme une sorte de bible. Ce glissement a été très néfaste, car la démarche diagnostique en psychiatrie n'est pas catégorique mais compréhensive, appuyée sur l'interaction avec le patient et sur les mécanismes d'identification en référence à différents modèles. Il a aussi été la conséquence d'une confusion des genres, d'une identification de la psychiatrie à certains objets de recherche. Or les chercheurs ne sont que rarement associés aux psychiatres qui suivent les patients.

Nous sortons actuellement de cette période de confusion : la distinction des niveaux d'approche entre le biologiste fondamentaliste, celui qui travaille sur le comportement animal et le clinicien est plus claire, même si l'articulation de ces différents domaines soulève des questions.

Dans ce contexte, quel a été, et quelle est aujourd'hui, la place de la recherche dans la psychiatrie française ?

Jean-Michel Thurin. Il y avait extrêmement peu sinon pas de recherche planifiée en psychiatrie en France il y a dix ans : un peu au CNRS, très peu à l'Inserm, et pratiquement aucune recherche clinique malgré l'importance de certains services hospitaliers. À cela, une raison objective : la psychiatrie ne s'est pas constituée sur l'analyse de phénomènes mais sur le développement de pratiques empiriques s'appuyant sur des modèles de pensée constitués en réponses globales. Il en va ainsi de la psychanalyse, par exemple, qui a vivifié la pensée psychiatrique, a été et reste une référence cohérente ayant permis d'aller très loin avec les patients, mais constitue elle-même un corpus extrêmement complexe et diversifié.

Ce faisant, tout a été ramené à la réalité psychique, en négligeant l'incidence des facteurs réels d'environnement du patient, l'importance de certaines périodes critiques du développement, l'implication réciproque des compétences innées et acquises, etc. Cet investissement qualitatif en référence à la psychanalyse n'a toutefois pas muré les praticiens dans la théorie, et dans l'ensemble la configuration de la psychiatrie s'est beaucoup améliorée ces trente dernières années. Des patients très malades arrivent à vivre aujourd'hui dans des conditions sociales à peu près normales, avec un appui psychothérapique beaucoup plus léger que par le passé. Une enquête de l'Unafam (1) a analysé le devenir de patients psychotiques selon leur hébergement, à l'hôpital, dans la famille, en appartement, et montré des évolutions totalement différentes selon le lieu de vie, le lien à l'entourage, la distance avec l'environnement familial. D'autres travaux ont souligné l'impact sur l'évolution du malade de la capacité des familles à gérer leurs émotions, et l'importance d'une prise en charge globale de ces familles... Ces évolutions ont, en moins de vingt ans, profondément modifié les représentations de la maladie mentale et fait évoluer la théorie vers la prise en compte des interactions avec l'environnement. Des questions nouvelles se posent qui ne se posaient pas.

Désormais, il faut dépasser le morcellement de ces approches pour les intégrer. La pratique psychiatrique ne s'appuyait pas jusque-là - quoi qu'en aient pensé les psychiatres - sur une théorie scientifique globale qui commence tout juste à se constituer. En France, les déclarations de personnalités de renom pour qui la psychiatrie allait se résoudre par la génétique ont eu un impact très négatif chez les psychiatres qui ont eu l'impression qu'on ignorait complètement leur culture. En déclarant que c'était une absurdité de dissocier en psychiatrie la génétique de l'environnement, l'Américain Eric Kandel (prix Nobel 2000 de médecine) a fait sauter un verrou considérable et s'est constitué comme l'un des principaux représentants de cette approche globale (2, 3).

Tout un ensemble de travaux de cliniciens se trouvent aujourd'hui confirmés par la neurophysiologie, si bien que cette approche globale nouvelle rejoint curieusement la théorie très intégrative, très multifactorielle des pathologies mentales que défendait Esquirol voilà plus de cent cinquante ans !

Pouvez-vous en donner des exemples ?

Jean-Michel Thurin. L'importance des interactions précoces dans la gestion du stress, c'est-à-dire de tout ce qui fait que l'environnement va répondre ou pas aux demandes et à l'appel du nourrisson, en est une illustration. Dans les années cinquante, Anna Freud et René Spitz avaient décrit le comportement de marasme de certains nourrissons dans des services hospitaliers pourtant ultramodernes. Ces troubles évoluaient par phases vers une dégradation : d'abord un comportement d'appel, avec des cris, des pleurs, puis une situation d'abandon, de retrait, aboutissant parfois à un tableau désastreux allant jusqu'au décès. Par comparaison, des nourrissons de femmes incarcérées, élevés dans des conditions d'hygiène critiques mais avec des mères très présentes, se développaient de façon tout à fait satisfaisante. Ces constatations ont conduit à des changements d'attitudes, mais sans qu'on ait compris précisément ce qui se jouait. Longtemps après, les éthologues ont constaté que le petit du singe, et plus largement ceux de tous les mammifères, présentaient dans certaines conditions le même tableau clinique. On a donc utilisé ces animaux comme modèle d'une situation de stress, et analysé tous les processus neurobiologiques impliqués. C'est ainsi qu'a été identifié le rôle déterminant d'une hormone, le CRF (cortisol-releasing factor) (4), dont la synthèse est stimulée lors des réactions de stress : l'injection de CRF à l'animal reproduit exactement la réponse observée chez les nourrissons, avec ses phases successives d'appel et de cris, puis de retrait. De plus, le CRF n'a pas seulement une action cérébrale, mais intervient aussi, notamment, sur les fonctions immunitaires et hépatiques. C'est donc un acteur majeur du circuit du stress qui constitue lui-même un intermédiaire entre l'environnement et ses effets psychiques et physiologiques.

Autre question : l'incidence de la dépression et de l'angoisse maternelle sur les interactions mère-enfant. À notre époque, les mères élèvent plus souvent seules leur enfant, avec une charge de tâches considérable qui aboutit parfois à l'équivalent d'un syndrome de stress traumatique, avec panique, risque d'abandon, de passage à l'acte, etc. Des actions de dépistage ont été conduites, par exemple dans les PMI et certains centres hospitaliers, parfois en s'inspirant du travail de Serge Lebovici et Philippe Mazet.

La recherche clinique ne peut pas aller beaucoup plus loin que la description fine de ces interactions et de leurs conséquences psychopathologiques. Mais elle peut se poursuivre à un autre niveau d'approche. Ainsi, les neurophysiologistes ont identifié différentes souches de souris "hypomaternelles" ou "hypermaternelles", et sélectionné des souriceaux anxieux génétiquement ou parce que leur mère avait subi un stress périnatal. En confiant ces souriceaux à des mères "hypomaternelles" ou "hypermaternelles", ils ont pu étudier les effets réparateurs ou majorants du changement d'environnement, et proposer des modèles d'interactions cohérents avec les questions posées en clinique, qui peuvent permettre d'élaborer une stratégie thérapeutique. Parallèlement, la recherche pharmacologique s'oriente vers la mise au point d'antagonistes du CRF qui devraient être disponibles dans quelques années.

On a aussi constaté chez l'animal que ces situations de stress précoce important lèsent les récepteurs aux corticoïdes, donc les systèmes de régulation de l'axe corticotrope, avec des conséquences définitives sur le comportement. Les neurobiologistes essaient d'évaluer la possibilité de protéger ou de réparer ces récepteurs, par exemple en transportant grâce à des vecteurs à spécificité cérébrale des molécules apportant un environnement chimique hyperfavorable aux neurones en danger.

On voit à travers cet exemple comment la thérapeutique s'oriente vers des actions beaucoup plus fines, qui demanderont une analyse des situations psychiatriques beaucoup plus riche qu'un simple tableau final d'anxiété. D'où l'intérêt d'une démarche diagnostique pas seulement linéaire, mais qui intègre l'ensemble de ces processus complexes.

Cette évolution des approches est-elle vraie aussi pour les autres pathologies psychiatriques ?

Jean-Michel Thurin. La définition du stress post-traumatique du DSM IV est dépassée, car elle donne la prépondérance à la force de l'événement, alors que, on le voit, un modèle plurifactoriel s'impose, intégrant la personnalité, l'histoire individuelle et familiale, l'environnement social du sujet, etc.

Cette évolution est aussi perceptible pour les autres pathologies. La schizophrénie, dont on avait fait une entité presque individuelle et à la limite endogène, ne peut plus être pensée aujourd'hui en dehors de l'environnement, pour des raisons biologiques et d'histoire naturelle de la maladie. Auparavant, devant une évolution favorable, on pensait s'être trompé de diagnostic. En fait, plusieurs formes différentes d'évolution semblent exister, mais cela demande à être confirmé. Même dans une pathologie à forte composante biologique, comme la psychose maniaco-dépressive, l'importance des interactions avec l'environnement émerge. Et c'est pareil pour les névroses. Parallèlement, des entités plus nouvelles comme les toxicomanies, les troubles du comportement alimentaire ou les conduites violentes doivent être mieux cernées. C'est donc toute la psychiatrie qui est en cours de reconstruction nosologique : toutes les définitions monolithiques se délitent peu à peu, parce que nos connaissances changent, mais aussi parce que, les conditions de prise en charge et le contexte social évoluant, les interactions entre tous ces facteurs se modifient en permanence.

Comment cette exigence d'intégrer tous les niveaux de connaissance se traduit-elle ?

Jean-Michel Thurin. C'est en réaction à cet éclatement que s'est constituée la Fédération française de psychiatrie, avec l'objectif de susciter des recherches faisant intervenir les différents niveaux d'approche. C'est difficile, mais cela commence à entrer dans les faits. Un colloque "Stress et immunité", il y a deux ans, nous a permis de regrouper, avec le concours de l'Inserm, des chercheurs et des cliniciens des neurosciences, des maladies infectieuses et de la psychiatrie, ce qui devrait aboutir à de vrais programmes de recherche transversaux. Un autre colloque est prévu, qui impliquera, outre la psychiatrie, la cardiologie, l'immunologie, la rhumatologie et la nutrition.

Structurer de tels programmes de recherche n'est pas simple, car les modes de raisonnement, les objectifs ne sont pas les mêmes. Si les hospitalo-universitaires ont bien répondu, l'implication des psychiatres hospitaliers non universitaires reste faible, celle des psychiatres de ville quasi inexistante, pour quantité de raisons matérielles objectives, doublées d'une méfiance culturelle envers ce qui est vécu comme une attitude réductionniste de la recherche.

Mais je crois le rapprochement de la psychiatrie et des neurosciences inéluctable. L'autonomisation de la psychiatrie à partir de la médecine et de la neurologie, au début du siècle, est à l'origine de sa constitution en une discipline revendiquant la complexité d'un abord psycho-somato-social de l'individu. La question, maintenant, est de savoir si elle va continuer à assumer son rôle d'intégration ou aller vers l'éclatement. Parce que l'évolution en cours ne s'arrêtera pas. Mais l'esprit nouveau qui souffle depuis quelques années sur les grands congrès internationaux de psychiatrie me rend plutôt optimiste.

RÉFÉRENCES

1. Unafam : Union nationale des familles de malades. Voir : Trajectoires brisées, familles captives. La maladie mentale à domicile. Bungener M. Paris, Inserm éd., 1995.

2. Kandel ER. Un nouveau cadre intellectuel de travail pour la psychiatrie. Am J Psychiatry 1998 ; 155 : 457-459. (Trad. de J.M. Thurin L'Évolution Psychiatrique 2002 ; 1.)

3. Kandel ER. La biologie et le futur de la psychanalyse : un nouveau cadre conceptuel de travail pour une psychiatrie revisitée. Am J Psychiatry 1999 ; 156 : 505-524. (Trad. de J.M. Thurin L'Évolution Psychiatrique 2002 ; 1.)

4. Holsboer F. Clinical neuroendocrinology. In : Neurobiology of mental illness, D. Charney, E. Nestler, B. Bunneys Eds. Oxford University Press 1999 : 149-161. Mardi 18 Déc 2001


Dernière mise à jour : 14/07/05

Dr Jean-Michel Thurin